Digitized by the Internet Archive in 2012 with funding from University of Toronto http://archive.org/details/lettresdurphdlac01laco LETTRES DU R. P. 1I.-D. IACORDAIRE A THÉOPHILE FOISSET TOME I i y[v LETTRES DU R.P. H.-D, LACORDAIRE A THÉOPHILE FOISSET PRÉCÉDÉES DE LA NOTICE DICTÉE PAR LE PÈRE SUR SON LIT DE MORT PUBLIÉES PAR M. JOSEPH CRÉPON AVOCAT A LA COlir. DE PARIS TOME I 1 PARIS LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES RUE CASSETTE, 15 1886 Droits de reiiroduction et de traduction réservés. ex H 105 me rr.l AVERTISSEMENT Au moment où M. Paul Foisset allait publier ces lettres de Lacordaire à son père, la mort vint le frapper d'un de ces coups inattendus qui déjouent tous les calculs humains. Si prompte que fut sa fin, elle lui laissa le temps cependant de placer dans ses dernières recommandations cette œuvre chère à son cœur; il pensa en assurer l'exécution en la confiant à son gendre. Je livre donc ces deux volumes au public par la volonté d'un mourant. L'intérêt qui s'attache à la vie et au caractère de l'illustre dominicain n'est pas de ceux que quelques années suffisent à amoindrir; sa mé- moire est vivante aujourd'hui comme au len- demain de sa mort, et cependant, malgré le témoignage de ses contemporains , malgré ses œuvres, en dépit de ses immortelles conférences de Notre-Dame , de ce que l'on connaît de sa cor- respondance, de ce qui a été écrit sur l'orateur et sur l'homme, c'est à peine si l'on peut dire que l'histoire soit maîtresse de cette puissante figure; l'œil peut difficilement en saisir les con- trastes, et l'esprit parfois s'égare au milieu des péripéties sans nombre d'une étonnante carrière. La critique en a fait son profit. La gloire du P. Lacordaire n'a point échappé aux attaques que les passions et les rivalités mesquines ménagent rarement à la supériorité. Aussi pensons -nous servir la cause de l'histoire, en apportant sur la vie du prêtre et du moine un document nouveau d'une authenticité irréfragable et d'une portée d'autant plus grande, qu'aucune main étrangère n'y a laissé son empreinte. Les esprits que domine l'amour de la vérité puiseront dans ces éloquents entretiens, pour- suivis pendant quarante années, comme à une source pure dont l'eau ne s'est pas encore trou- blée dans sa course. Ce n'est pas un récit, ce n'est pas un commentaire , c'est le Père lui-même qui parle, ouvrant son cœur à qui l'a compris. Qu'on ne s'étonne donc pas si la pensée jaillit parfois sans ménagement de forme ni déguise- ment; ces hardiesses de plume se trouvent assez justifiées par la liberté confiante que commande une amitié de jeunesse et par le caractère de celui à qui elles étaient adressées, pour qu'on ne puisse les taxer d'irrévérences. Et d'ailleurs, ce qui ressort avant tout de ces lettres, n'est-ce pas L'amour passionné du Père pour l'Eglise, sa volonté immuable de s'inspirer en tout et toujours de son esprit, sa soumission absolue et sans réserve à l'autorité du souverain Pontife? Cette âme, qu'une étincelle suffit à em- braser, s'apaise à la parole du ministre de Dieu, comme les flots et les venls se calmaient à la voix de Jésus-Christ. Le temps aujourd'hui n'est plus à la dispute : nous ne pouvons craindre de voir se réveiller les dissentiments à la lecture de ces pages, et la passion de parti recueillir d'abord ce qui est livré exclusivement à l'histoire. L'établissement pacifique de la vérité, l'oubli des divisions et des querelles, n'est-ce pas la ligne tracée aux esprits chrétiens par l'illustre successeur de saint Pierre, le pontife vénéré que la miséricorde di- vine a choisi à l'Église, et dont les enseigne- ments viennent de pénétrer si profondément dans tous les cœurs sincères? Nous nous sommes efforcé d'écarter de cette publication tout ce qui pourrait être l'occasion de blessures personnelles; il se peut cependant que d'anciens contradicteurs n'y trouvent pas sans amertume le souvenir de désaccords que la foi commune rendait plus douloureux. Nous n'a- vons pas cru qu'il nous fût permis de l'effacer de cette longue confidence, qui est en quelque sorte comme la vie de Lacordaire écrite au jour le jour par lui-même. Nous devions à l'histoire, comme au nom de l'illustre Père, de mettre sous les yeux de l'opinion, tout ce qui est de nature à l'éclairer, tout ce qui peut l'aider à formuler un jugement vrai sur une mémoire aussi intime- ment liée à la gloire de l'Église et de la France. On s'étonnera peut-être de ne trouver éparses au milieu de celles de Lacordaire que quelques rares lettres de M. Foisset. Nous eussions voulu assurément pouvoir présenter au public la cor- respondance des deux amis; le rapprochement des demandes et des réponses eût donné à l'œuvre une vie plus grande, et, qu'on nous permette de le dire, l'intérêt aurait été double pour le lec- teur, si nous avions pu mettre sous ses yeux le dialogue échangé entre ces deux hautes intelli- gences, qui, pendant tant d'annéas, ont vibré à l'unisson, également utiles l'une à l'autre, se complétant en quelque sorte par des vues pui- sées dans deux milieux différents. Mais le Père brûlait impitoyablement les lettres qu'il recevait, et celles que l'on trouvera dans ce recueil sont les seules qui aient échappé à la destruction. Nous devons enfin à Mme la comtesse de Mon- talembert de pouvoir offrir au lecteur, en même temps que ces lettres, la Notice que leur auteur dicta de son lit de mort, répondant ainsi aux vives instances de M. Foisset et de l'illustre comte, qui la publia, quelques années plus tard, — IX — sous ce titre : Testament du Père Lacordaire. Le style en est à la fois si magistral et si sobre, la pensée y accuse une telle puissance intellec- tuelle, jointe à une si complète possession de soi-même, qu'on a pu dire qu'entre les œuvres littéraires du grand dominicain, il n'en est pas de plus belle et de plus achevée. Ces pages où le Père retrace, avec la clairvoyance que donnent les premières lueurs de l'autre vie , les princi- paux traits de sa carrière, seront un admirable guide au milieu de cette longue correspondance, qu'elles permettront de mieux suivre et de mieux comprendre. Nous déposons religieusement ces deux vo- lumes , comme un dernier hommage , sur la tombe de l'aïeul vénéré dont l'amitié féconde a appelé de pareils épanchements. Joseph CRÉPON. LE TESTAMENT DU PÈRE LACORDAIRE Je voudrais écrire, simplement et brièvement, quelque chose de ce qui m'est arrivé en ce monde, persuadé que ce récit peut être utile à quelques âmes, et surtout à Tordre religieux que j'ai eu le bonheur de rétablir dans notre patrie. C'est là, ce me semble, où se rattachent la vo- cation de Dieu à mon égard et toutes les circon- stances de ma vie privée et publique. Instrument de la divine Providence dans cette restauration, qui se liait au sort à venir des ordres religieux chassés la plupart des pays catholiques, j'y avais été préparé de longue main, et, en repassant dans ma mémoire mes premières années , ma jeunesse, les épreuves et les bénédictions, toute ma carrière, je crois y reconnaître une indication sensible de ce que Dieu voulait de moi et de ce XII — qu'il m'a fait la grâce d'accomplir. — C'est pour- quoi je ne me borne pas, dans cet écrit, si abrégé qu'il soit, au narré strict et sévère du rétablissement en France de l'Ordre de Saint- Dominique, j'ai cru utile, pour ne pas dire né- cessaire, d'y joindre rapidement une esquisse de ma vie, de mes sentiments et de mes pensées. Le lecteur, je l'espère, reconnaîtra dans ces pages confidentielles, non pas l'orgueil de l'au- teur qui veut entretenir le lecteur de soi, mais l'âme du chrétien qui aspire à édifier, à consoler et à fortifier ses frères. TABLE DES CHAPITRES Chapitre I. — Premiers temps de la vie. — La famille. — École de droit. — Séminaire. Ghap. II. — L'abbé de Lamennais et le journal Y Avenir. Chap. III. — Voyage à Rome. — Dissentiments et sépa- ration. Chap. IV. — Conférences du collège Stanislas et de Notre- Dame de Paris. Chap. V. — Retraite à Rome. — Résolution de rétablir l'Ordre des Frères Prêcheurs en France. Chap. VI. — Commencement d'exécution. — Noviciat à la Quercia. — Établissement à Sainte-Sabine. Chap. VII. — Inauguration de l'Ordre à Notre-Dame de Paris. — Retour à Rome. — Disgrâce et dispersion. Chap. VIII. — Prédications à Bordeaux et à Nancy. — Le Frère de Saint-Beaussant. — Première fondation à Nancy. Chap. IX. — Reprise des conférences à Notre-Dame de Pa- ris. — État des esprits et des affaires à ce moment. — Deuxième fondation à Chalais, près de Grenoble. 1 Cette table des chapitres a été dictée par le P. Lacordaire avant d'entamer le récit qui va suivre, et auquel manquent, comme on le verra, les quatre clcrnieis chapitres. — XIV — Ghap. X. — Révolution de 4848. — Élection à l'Assemblée constituante. — Retraite de l'Assemblée. Chap. XL — Troisième fondation à Flavigny de Bourgogne. — Quatrième fondation à Paris. — Loi sur la liberté d'en- seignement. — Coup d'État de 1851. Chap. XII. — Création du Tiers Ordre enseignant de Saint- Dominique. — Cinquième fondation à Toulouse. — Con- férences de Toulouse. — École de Sorèze. Chap. XIII. — Divisions au sein de la Province. — Premier chapitre provincial de 1854. Chap. XIV. — Chapitre provincial de 1858. — Réélection au provincialat. — Fondation de Saint-Maximin. — Bor- deaux et Dijon. Chap. XV. — Élection à l'Académie française. — Retraite et conclusion. CHAPITRE I PREMIER TEMPS DE LA VIE. — LA FAMILLE. — ECOLE DE DROIT. — SÉMINAIRE Je suis né le 12 mai 1802 à Recey, petit bourg des montagnes de la Bourgogne , assis sur le penchant d'une colline, au bord d'une rivière appelée l'Ource, qui est un des affluents de la Seine. De vastes forêts entourent ce village "d'une ombre épaisse et en font une solitude sérieuse. L'abbaye du Val-des-Choux, la chartreuse de Lugny, un prieuré de Malte, le magni- fique château de Grancey, étaient les plus proches voi- sins de mon lieu natal et lui donnaient le caractère d'une habitation plus importante qu'elle ne l'est au- jourd'hui, où des ruines ont remplacé ce qui était, avant ma naissance, un foyer de vie, de religion et d'une certaine grandeur. Mon père était médecin, originaire d'une famille fixée depuis longtemps dans un village de l'ancien duché de Langres , appelé Bussières , à cause des bois qui lui font une ceinture, et Bussières- lès-Belmont, à cause d'une montagne qui le domine à quelque dis- — XVI — tance et qui est assez élevée. Ma mère était fille d'un avocat au parlement de Dijon. Leur mariage avait été célébré au mois de mars 1800. J'étais leur second fils. Je n'ai conservé aucune mémoire de mon père; il mou- rut en 1806, après six années de mariage, laissant à sa veuve quatre enfants mâles et une situation de fortune qui n'était ni l'aisance ni la pauvreté, mais tout juste le strict et honnête nécessaire. Ma mère vendit la maison où j'étais né, et retourna immédiate- ment à Dijon, où étaient ses parents et les amis de sa jeunesse. Mes souvenirs personnels commencent à se débrouil- ler vers l'âge de sept ans. Deux actes ont gravé cette époque dans ma mémoire. Ma mère m'introduisit alors dans une petite école pour y commencer mes études classiques , et elle me conduisit auprès du curé de sa paroisse1 pour y faire mes premiers aveux. Je traversai le sanctuaire et je trouvai seul dans une belle et vaste sacristie un vieillard vénérable, doux et bienveillant. C'était la première fois que j'approchais du prêtre; je ne l'avais jamais vu jusque-là qu'à l'autel , à travers les pompes et l'encens. M. l'abbé Deschamps, c'était son nom , s'assit sur un banc et me fit mettre à genoux près de lui. J'ignore ce que je lui dis et ce qu'il me dit lui-même , mais le souvenir de cette première en- trevue entre mon âme et le représentant de Dieu me laissa une impression pure et profonde. Je ne suis ja- mais rentré dans la sacristie de Saint-Michel de Dijon, je n'en ai jamais respiré l'air sans que ma première 1 La paroisse Saint- Michel, où était située la maison de Mme Lacordaire, rue Jeannin, 43. Le curé était M. Deschamps, né à Dijon en 1741, curé de Saint-Michel de 1802 à 1831. — XVII — confession ne me soit apparue sous la forme de ce beau vieillard et de l'ingénuité de mon enfance. L'église tout entière de Saint-Michel a, du reste, participé à ce culte pieux, et je ne l'ai jamais revue sans une cer- taine émotion qu'aucune autre église n'a pu m'inspi- rer depuis. Ma mère, Saint-Michel et ma religion nais- sante font dans mon âme une sorte d'édifice, le premier le plus touchant et le plus durable de tous. A dix ans, ma mère obtint pour moi une demi-bourse au lycée de Dijon. J'y entrai trois mois avant la fin de l'année scolaire , et là , pour la première fois , la main de la douleur vint me saisir et, en se révélant à moi , me tourner vers Dieu par un mouvement plus affec- tueux, plus grave et plus décisif. Mes camarades, dès le premier jour, me prirent comme une sorte de jouet ou de victime ; je ne pouvais faire un pas sans que leur brutalité ne trouvât le secret de m'atteindre. Pendant plusieurs semaines, je fus même privé par violence de toute autre nourriture que ma soupe et mon pain. Pour échapper à ces mauvais traitements, je gagnais, pendant les récréations, quand cela m'était possible, la salle d'études et je m'y dérobais sous un banc à la recherche de mes maîtres ou de mes condisciples. Là, seul, sans protection, abandonné de tous, je répandais devant Dieu des larmes religieuses, lui offrant mes souffrances précoces comme un sacrifice et m'élevant vers la croix de son Fils par une union tendre que je n'ai jamais peut-être éprouvée au même degré. Élevé par une mère chrétienne, courageuse et forte, la religion avait passé de son sein dans le mien comme un lait vierge et sans amertume. La souffrance trans- formait cette liqueur précieuse en un sang déjà mâle, 1-6 qui me la rendait propre et faisait d'un enfant une sorte de martyr. Mon supplice cessa aux vacances et à la rentrée scolaire , soit qu'on fût las de me pour- suivre, soit que peut-être j'eusse mérité ce pardon par une moindre innocence ou une moindre candeur. En même temps arrivait au lycée un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui sortait de l'Ecole normale , d'où il avait été appelé pour professer une classe élémentaire. Bien que je ne fusse pas de ses élèves, il me rencontra et me prit en affection. Il habitait deux chambres isolées dans l'établissement; on me permit d'aller y travailler, sous sa garde, pen- dant une partie des études. Là, pendant trois années , il me prodigua gratuitement les soins littéraires les plus assidus. Quoique je ne fusse qu'un écolier de sixième , il me faisait lire beaucoup et apprendre par cœur, d'un bout à l'autre, des tragédies de Racine et de Voltaire qu'il avait la patience de me faire réciter. Ami des lettres , il cherchait à m'en inspirer le goût ; homme de droiture et d'honneur, il travaillait à me rendre doux, chaste, sincère et généreux, et à dompter l'effervescence d'une nature peu docile. La religion lui était étrangère, il ne m'en parlait jamais, et je gardais le même silence à son égard. Si ce don pré- cieux ne lui eût pas fait défaut, il eût été pour moi le conservateur de mon âme, comme il fut le bon génie de mon intelligence et de ma nature morale. Mais Dieu, qui me l'avait envoyé comme un second père et un véritable maître, voulait, par une permission de sa providence, que je descendisse dans les abîmes de l'incrédulité pour mieux connaître un jour le pôle éclatant de la lumière révélée. M. Delahaye, mon vé- — XIX — néré maître , me laissa donc suivre la pente qui em- portait mes condisciples loin de toute foi religieuse ; mais il me retint sur les sommets élevés de la litté- rature et de l'honneur, où il avait lui-même assis sa vie. Les événements de 1815 me le ravirent pré- maturément. Il entra dans la magistrature, et il est aujourd'hui conseiller à la cour de Rouen. Je l'ai cherché quelquefois, et j'ai toujours associé son sou- venir à ce qui m'est arrivé d'heureux. J'avais fait ma première communion dès 1814, à l'âge de douze ans; ce fut ma dernière joie religieuse et le dernier coup de soleil de l'âme de ma mère sur la mienne. Bientôt les ombres s'épaissirent autour de moi; une nuit froide m'entoura de toute part, et je ne reçus plus de Dieu dans ma conscience aucun signe de vie. Élève médiocre , aucun succès ne signala le cours de mes premières études ; mon intelligence s'était abaissée en même temps que mes mœurs, et je mar- chais dans cette voie de dégradation qui est le châti- ment de l'incroyance et le grand revers de la raison. Mais tout à coup, en rhétorique, les germes littéraires que M. Delahaye avait déposés dans mon esprit se prirent, à éclore et des couronnes sans nombre vinrent, à la fm de l'année, éveiller mon orgueil bien plus que récompenser mon travail. Un cours de philosophie pauvre , sans étendue et sans profondeur, termina le cours de mes études classiques. Je sortis du collège à l'âge de dix-sept ans, avec une religion détruite et des mœurs qui n'avaient plus de frein 1, mais honnête, 1 Los mœurs de Laco-rdaiie n'avaient plus de frein, en ce sens — XX — ouvert , impétueux , sensible à l'honneur, ami des belles-lettres et des belles choses , ayant devant moi , comme le flambeau de ma vie, l'idéal humain de la gloire. Ce résultat s'explique bien facilement. Rien n'avait soutenu notre foi, dans une éducation où la parole divine ne rendait parmi nous qu'un son obscur, sans suite et sans éloquence, tandis que nous vivions tous les jours avec les chefs-d'œuvre et les exemples d'héroïsme de l'antiquité. Le vieux monde, présenté à nos yeux avec ses côtés sublimes, nous avait en- flammés de ses vertus ; le monde nouveau , créé par l'Évangile, nous était demeuré comme inconnu. Ses grands hommes, ses saints, sa civilisation, sa supé- riorité morale et civile, le progrès enfin de l'humanité sous le signe de la croix nous avaient échappé totale- ment. L'histoire même de la patrie, à peine entrevue, nous avait laissés insensibles, et nous étions Français par la naissance, sans l'être par notre âme. Je n'en- tends point toutefois me joindre aux accusations por- tées dans ces derniers temps contre l'étude des auteurs classiques; nous leur devions le goût du beau, le sen- timent des choses de l'esprit, des vertus naturelles précieuses, de grands souvenirs, une noble union avec des caractères et des siècles mémorables ; mais nous n'avions point gravi assez haut pour toucher le faîte de l'édifice, qui est Jésus -Christ, et les frises du Par- thénon nous avaient caché la coupole de Saint- Pierre de Rome. En entrant à l'École de droit de Dijon, je retrouvai qu'elles n'étaient plus contenues par le frein religieux. C'est tout ce que l'auteur a voulu dire. On aurait tort d'induire de là un dérèglement qui n'a jamais existé. (Note de M. Foisset.) — XXI la petite maison de ma mère et le charme infini de la vie domestique, tendre et modeste. Il n'y avait dans cette maison rien de superflu, mais une simplicité sé- vère, une économie arrêtée à point, le parfum d'un âge qui n'était plus le nôtre, et quelque chose de sacré qui tenait aux vertus d'une veuve, mère de quatre en- fants et les voyant autour d'elle adolescents déjà et lui présageant qu'elle laisserait derrière elle une généra- tion d'honnêtes gens et peut-être d'hommes distingués . Seulement un nuage de tristesse traversait le cœur de cette femme bénie lorsqu'elle venait à songer qu'elle n'avait plus autour d'elle un seul chrétien, et qu'aucun de ses enfants ne pouvait l'accompagner aux sacrés mystères de sa religion. Quant à l'École de droit, ce n'était plus même le collège avec ses beaux jours littéraires , mais un en- seignement technique d'articles de lois arithmétique- ment enchaînés, sans perspectives sur le passé, sans introduction dans les profondeurs éternelles du droit, sans regards sur les lois générales de la société hu- maine; enseignement, enfin, propre à faire des gens de métier, incapables de faire de grands jurisconsultes, d'illustres magistrats et de vrais citoyens. Heureuse- ment, parmi les deux cents étudiants qui fréquentaient ces cours, il s'en rencontrait une dizaine dont l'in- telligence pénétrait plus avant que le code civil, qui voulaient être autre chose que des avocats de mur mitoyen, et pour qui la patrie, l'éloquence, la gloire, les vertus civiques étaient un mobile plus actif que les chances d'une fortune vulgaire. Ils se connurent bien vite par cette sympathie mystérieuse qui réunit le vice au vice, la médiocrité à la médiocrité, mais qui appelle — XXII — aussi au même foyer les âmes venues de plus haut et tendant à un but meilleur. Presque tous ces jeunes gens devaient au christianisme leur supériorité natu- relle; ils voulurent bien, quoique je n'eusse pas leur foi, me reconnaître comme l'un d'entre eux, et bientôt des réunions intimes ou de longues promenades nous mirent en présence des plus hauts problèmes de la philosophie , de la politique et de la religion. Je négli- geai naturellement l'étude du droit positif, entraîné que j'étais par ce mouvement d'intelligence d'un ordre supérieur, et je fus un médiocre étudiant en droit, comme j'avais été un médiocre élève du collège1. Le droit fini, ma mère, malgré son état très gêné de fortune, songea à me faire faire mon stage au barreau de Paris. Elle y était poussée par ses espérances ma- ternelles sur moi; mais Dieu avait d'autres desseins , et elle m'envoyait sans le savoir aux portes de l'éternité. Paris ne m' éblouit point. Accoutumé à une vie la- borieuse, exacte et honnête, j'y vécus comme je venais de vivre à Dijon, avec cette douloureuse différence que je n'avais plus autour de moi ni condisciples ni amis, mais une solitude vaste et profonde où personne ne se souciait de moi, et où mon âme se replia sur elle- même sans y trouver Dieu ni aucun dogme, mais l'or- gueil vivant d'une gloire espérée. Adressé par M. Riambourg, l'un des présidents de la cour royale de Dijon, àM. Guiliemin, avocat au con- seil, je travaillai dans son cabinet avec une patiente 1 Ses notes d'école, conservées au lycée de Dijon, et les re- gistres de la faculté de droit de Dijon, démentent ce jugement, beaucoup trop rigoureux. — XXI II — .ferveur, suivant un peu le barreau, attaché à une so- ciété déjeunes gens qu'on appelait des Bonnes Études, société à la fois royaliste et catholique, et où je me trouvais sous ce double rapport comme un étranger. Incroyant dès le collège, j'étais devenu libéral sur les bancs de l'École de droit, quoique ma mère fût dévouée aux Bourbons et qu'elle m'eût donné au baptême le nom de Henri, en souvenir de Henri IV, la plus chère idole de sa foi politique. Mais tout le reste de ma fa- mille était libéral, je l'étais moi-même par instinct, et à peine eus-je entendu à mon oreille le retentissement des affaires publiques , que je fus de ma génération par l'amour de la liberté, comme je l'étais par l'igno- rance de Dieu et de l'Évangile. C'était M. Guillemin, mon patron, qui m'avait poussé aux Bonnes Eludes, espérant que j'y réformerais des pensées qui n'étaient pas les siennes. Mais il se trom- pait. Aucune lumière ne me vint de ce côté, aucune amitié non plus. Je vivais solitaire et pauvre, aban- donné au travail secret de mes vingt ans, sans jouis- sances extérieures, sans relations agréables, sans attrait pour le monde, sans enivrement au théâtre, sans passion du dehors dont j'eusse conscience, si ce n'est un vague et faible tourment de la renommée. Quelques succès de cours d'assises m'avaient seuls un peu ému, mais sans m'attacher. C'est dans cet état d'isolement et de mélancolie in- térieure que Dieu vint me chercher. Aucun livre, au- cun homme ne fut son instrument près de moi. Le même M. Riambourg, qui m'avait mis en rapport avec M. Guillemin, m'avait aussi présenté à M. l'abbé Ger- bet, l'un des jeunes amis du plus illustre ecclésiastique — XXIV — de ce temps -là. Mais cette relation avait été stérile. C'était en vain que j'avais été conduit un jour dans une chambre obscure des bureaux de la grande aumô- nerie, en présence de M. l'abbé de Lamennais. Sa vue et son entretien n'avaient produit sur moi qu'une im- pression de curiosité. Aucune prédication chrétienne n'avait non plus captivé mon attention ; M. Frayssinous n'était plus que ministre des affaires ecclésiastiques, et nulle voix célèbre n'avait remplacé la sienne dans les chaires de la capitale. Après dix-huit mois j'étais seul comme le premier jour, étranger dès lors à tout parti, sans flot qui me portât, sans influence qui éclai- rât mon esprit, sans amitié qui me soutînt, sans foyer domestique qui me donnât le matin la perspective des joies du soir. Je devais souffrir sans doute d'un isole- ment si dur et si complet ; mais il entrait dans les voies de Dieu sur moi. Je traversai péniblement ce désert de ma jeunesse , ne sachant pas qu'il aurait son Sinaï, ses éclairs et sa goutte d'eau. Il m'est impossible de dire à quel jour, à quelle heure et comment ma foi perdue depuis dix années reparut dans mon cœur comme un flambeau qui n'é- tait pas éteint. La théologie nous enseigne qu'il y a une autre lumière que celle de la raison, une autre impul- sion que celle de la nature, et que cette lumière et cette impulsion émanées de Dieu agissent sans qu'on sache d'où elles viennent ni où elles vont. V esprit de Dieu, dit l'apôtre saint Jean, souffle où il veut, et vous ne savez d'où il vient, ni où il va. Incroyant la veille , chrétien le lendemain, certain d'une certitude invin- cible, ce n'était point l'abnégation de ma raison en- chaînée tout à coup sous une servitude incompréhen- — XXV — sible , c'était au contraire la dilatation de ses clartés , une vue de toutes choses sous un horizon plus étendu et une plus pénétrante lumière. Ce n'était pas non plus l'abaissement subit du caractère sous une règle étroite et glacée, mais le développement de son énergie par une action qui venait de plus haut que la nature. Ce n'était pas enfin l'abnégation des joies du cœur, mais leur plénitude et leur exaltation. Tout l'homme était demeuré, il n'y avait en lui de plus que le Dieu qui l'a fait. Qui n'a pas connu un tel moment, n'a pas connu la vie de l'homme; une ombre en a passé dans ses veines avec le sang de ses pères, mais le flot véritable n'en a pas grossi et fait palpiter le cours. C'est l'ac- complissement sensible de cette parole de Jésus-Christ dans l'évangile de saint Jean. Si quelqu'un m'aime, il conservera ma parole, et mon Père V aimera, et nous viendrons à lui et nous demeurerons en lui*. Les deux grands besoins de notre nature, la vérité et la béatitude, font irruption ensemble au centre de notre être, s'y engendrant l'une l'autre, s'y soutenant l'une par l'autre, lui formant comme un arc -en -ciel mystérieux qui teint de ses couleurs toutes nos pen- sées, tous nos sentiments, toutes nos vertus, tous nos actes enfin, jusqu'à celui de notre mort qui s'em- preint au loin des rayons de l'éternité. Tout chrétien plus ou moins connaît cet état , mais il n'est jamais plus vif et plus saisissant qu'en un jour de conver- sion, et c'est pourquoi on peut dire de l'incroyance, lorsqu'elle est vaincue, ce qui a été dit du péché ori- ginel : felix culpa , « heureuse faute. » 1 Sant Jean, xiv, 23. — XXVI — Une fois chrétien, le monde ne s'évanouit point à mes yeux, il s'agrandit avec moi-même. Au lieu du théâtre vain et passager d'ambitions trompées ou sa- tisfaites, j'y vis un grand malade, qui avait besoin qu'on lui portât secours, une illustre infortune compo- sée detous les malheurs des siècles passés et à venir, et je ne vis plus rien de comparable au bonheur de le servir sous l'œil de Dieu, avec l'évangile et la croix de son Fils. Le désir du sacerdoce m'envahit comme une conséquence naturelle de mon propre salut. Ce désir fut vif, ardent , irréfléchi si l'on veut , mais inébran- lable, et jamais, depuis quarante ans, dans les vicissi- tudes d'une existence constamment agitée, il ne m'in- spira des regrets. Je ne savais à qui m'ouvrir, ni ce qu'il y avait à faire; je fis enfin ce qu'ily avait de plus simple, en ré- vélant mon état intérieur à M. Guillemin, mon pa- tron. Il me conduisit à M. Borderies, vicaire général de Paris1, qui m'introduisit immédiatement près de l'archevêque, dans ce magnifique palais que j'ai vu depuis détruire par une révolution. M. de Quélen me reçut avec bonté et avec grâce, me demanda quel était mon diocèse, et si c'était bien ma volonté de m'agréger au sien. Sur ma réponse affirmative , il me dit qu'il en écrirait à l'évêque de Dijon, et m'invita à le faire de mon côté; puis il ajouta : « Vous défendiez au bar- « reau des causes d'un intérêt périssable, vous allez 1 Évoque de Versailles en 1827, mort en 1832, homme d'ai- mable et sainte mémoire. C'est lui qui disait au grand évêque d'Orléans, le lendemain de son ordination (20 octobre 182o) : « Mon enfant, avant d'être bon prêtre, il faut être bon chrétien, « et avant d'être bon chrétien, il faut être honnête homme. » (( en défendre une dont la justice est éternelle. Vous « la verrez bien diversement jugée parmi leshommes, « mais il y a là-haut un tribuual de cassation où nous « la gagnerons définitivement. » C'était la première fois que je voyais un évoque; son palais devait être détruit, son affection pour moi fut comme celle d'un père, indestructible. Restait à prévenir ma mère , cette mère qui m'avait envoyé sans crainte au milieu des abîmes d'une grande capitale, qui pensait bien que mon honneur n'y péri- rait pas , mais qui n'avait pas prévu quelle grâce di- vine m'y attendait. Me savoir chrétien devait être pour elle une ineffable consolation; me savoir au séminaire devait l'accabler d'une douleur d'autant plus cruelle, que j'étais l'objet de sa prédilection et qu'elle avait toujours compté sur moi pour la douceur de ses vieux jours. Elle m'écrivit six lettres où respirait le combat entre sa tristesse et sa joie. Me voyant inébranlable , elle consentit enfin à ce que je quittasse le monde, et, le 12 mai 1824, M. l'abbé Gerbet et M. l'abbé de Sa- linis 1 me conduisirent au séminaire d'Issy, succur- sale du grand séminaire de Paris, dirigé comme le séminaire lui-même par la congrégation de Saint-Sul- pice. On me reçut froidement, peut-être à cause de mes deux introducteurs , dévoués notoirement à M. l'abbé de Lamennais. Je ne fis point attention à cet accueil; j'étais heureux de ne plus respirer l'air du monde, et ma poitrine comme mon cœur se dilataient 1 MM. Gerbet et de Salinis, nés en 1798, l'un à Poligny (Jura), Taulre à Morlaas ( Hautes- Pyrénées) , étaient devenus amis in- times au séminaire de Saint-Sulpice. Le premier est morl évoque ilo Perpignan, le second archevêque d'Auch. — XXVIII — au milieu de cette belle campagne qui avait pour ri- deau les hauteurs boisées de Meudon, de Bellevue, de Sèvres et de Saint-Cloud. Né dans les champs, il m'en était resté le goût , et la plupart de mes va- 'cances d'écolier passées à Bussières, près de mes parents les plus proches , m'avaient laissé d'ineffa- çables souvenirs. Issy me rappelait ces lieux aimés de mon enfance et de ma jeunesse, et j'y épanouissais mes vingt-deux ans avec l'ivresse de mon sacrifice accompli. Bientôt cependant les épreuves commencèrent. J'a- vais quitté le siècle brusquement, sans qu'un certain intervalle m'eût initié à tous les secrets de la vie chré- tienne, et surtout à la réserve humble et simple qu'un jeune néophyte doit apporter, comme une part pré- cieuse de son trésor, dans un lieu aussi consacré que l'est un séminaire. J'avais trouvé dans mes nouveaux maîtres des gens droits, pieux , éloignés de toute irw- trigue et cle toute ambition; quelques-uns même d'entre eux ne manquaient pas du don de la parole, et c'était à tout prendre une réunion honorable par le talent comme par la vertu. Mais je sortais sans le vou- loir de la physionomie ordinaire de leurs élèves ; sûr du mouvement qui m'avait poussé près d'eux, je ne songeais pas assez à réprimer les saillies d'une intelli- gence qui avait trop discuté de thèses et d'un carac- tère qui n'était pas encore assoupli. Ma vocation de- vint promptement suspecte, et on me laissa deux ans et demi sans m'appeler aux ordres, comme si on eût voulu lasser ma patience et décourager le motif in- connu qui m'avait porté du siècle à Dieu et du monde au désert. Heureusement ma persévérance n'eut ja- — XXIX — mais d'hésitation , et derrière moi se tenait ferme et bienveillante la main tutélaire de M. de Quélen. Sans lui, je le crois, on eût fait plus que me refuser les ordres, on m'eût déclaré inhabile au sacerdoce. Un incident mit fin à cet état de perplexité; j'eus un jour la pensée de me donner à la Compagnie de Jésus, et je tentai quelques démarches pour y parvenir. M. de Quélen s'y opposa, et Saint -Sulpice, éclairé néan- moins par cette manifestation de mon état intérieur, fit tomber les barrières qu'il m'avait opposées jus- que-là. Le 22 septembre 1827, M. de Quélen m'imposa les mains dans la chapelle particulière de son palais. J'étais prêtre, et j'allais rentrer dans le monde avec le signe ineffaçable du ministère des âmes. L'archevêque, qui ne cessait de veiller sur moi, tenta de me donner place dans le clergé de la Made- leine et dans celui de Saint-Sulpice ; il n'y put réus- sir, et, en attendant que les circonstances lui donnas- sent plus de liberté, il me cacha comme chapelain dans un couvent de la Visitation, perdu aux extrémi- tés de Paris dans une de ces rues étroites et tortueuses qui avoisinent le Jardin des Plantes et le Muséum d'histoire naturelle. Ma mère vint m'y rejoindre, et je me retrouvai dans une solitude plus profonde encore que celle où j'avais vécu pendant les jours de mon stage d'avocat. Cet isolement tenait à ma nature, mais aussi à la situation de mon intelligence en face des événements et des débats contemporains. En en- trant à Saint-Sulpice, je n'avais rien abandonné des opinions qui demeurent libres pour tout chrétien. J'étais demeuré libéral en devenant catholique, et je n'avais pas su dissimuler tout ce qui me séparait — XXX — sous ce rapport du clergé et des chrétiens de mon temps. Je me sentais seul dans ces convictions, ou du moins je n'avais rencontré aucun esprit qui les partageât. La fin de la Restauration approchait, la cause du christianisme liée à celle des Bourbons courait les mêmes chances, et un prêtre qui n'était pas sous ce drapeau semblait une énigme aux plus modérés, une sorte de traître aux plus ardents. La solitude me donnait la paix, l'étude la réflexion, et, si elle n'était pas sans tristesse, elle n'était pas sans courage et sans dignité. Ma mère s'en étonnait. Sa- chant que ma nature était aimante, elle me disait quelquefois avec une sorte de mélancolie : « Tu n'as point d'amis! » Je n'en avais point en effet, et je ne devais en avoir qu'après des événements appelés à changer la face du monde et à changer en même temps ma propre destinée. Au bout d'un an, M. de Quélen joignit à ma petite charge de la Visitation celle d'aumônier-adjoint au col- lège Henri IV. Ce fut des fenêtres de cet établissement que , le 27 juillet 1830, je vis les premiers symptômes de la révolution qui allait s'accomplir, et que j'entendis les coups de canon qui en saluaient l'avènement. Le 29 au matin, revêtu d'habits séculiers, je résolus de ren- dre visite à un vieil oncle que j'avais près de la Ma- deleine et de voir de mes yeux , en traversant Paris, où en était la lutte entre le peuple et le pouvoir. Je m'avançai dans le faubourg Saint-Germain , avec la pensée de franchir la Seine sur le pont de la Con- corde; mais, à mesure que j'approchais de ce pont, les rues devenaient désertes , et en m'avançant avec — XXXI — prudence sur le quai, je vis, d'une part, près du pa- lais de la Chambre des députés , les vedettes de l'ar- mée royale, et de l'autre côté, autour du Louvre, une épaisse fumée qui me fit comprendre qu'on livrait le dernier assaut au dernier asile de la royauté. Je re- broussai chemin et j'allai franchir la Seine à la hau- teur du Palais de Justice, rencontrant partout sur ma route tous les signes de la victoire populaire, les portes ouvertes, des groupes innombrables; des foules pressées , et , tout au travers de ce mouvement inouï, une joie et une confiance qui circulaient avec la multitude le long des rues jonchées des débris de mille combats. En revenant, vers les trois ou quatre heures de l'après-midi, je passai dans le jardin des Tuileries près des corps sanglants de quelques sol- dats morts pour leur prince. Les Tuileries étaient oc- cupées par la foule, comme je devais les voir une se- conde fois dix-huit ans plus tard, et je rentrai enfin chez moi après avoir été témoin d'une des grandes scènes de ce monde : la chute d'une dynastie, l'avè- nement d'une autre , un peuple triomphant sur les ruines d'une monarchie de dix siècles, la liberté vic- torieuse et se croyant assurée d'un règne sans fin, tous les rêves d'une nation émue jusque dans ses fondements , et le feu même des batailles au milieu des monuments élevés par la paix. Je m'endormis sans me douter que mon propre sort venait de subir entre les mains de la Providence une complète trans- formation. Je prie le lecteur de faire avec moi quelques pas en arrière. CHAPITRE II L'ABBÉ DE LAMENNAIS ET LE JOURNAL h' A Venir Trois mois avant la révolution de 4830, persuadé que ma carrière sacerdotale n'aurait jamais en France son libre développement , je résolus de chercher aux États-Unis d'Amérique un théâtre d'action plus ana- logue aux sentiments qui me préoccupaient. Une fois cette résolution bien arrêtée, l'idée me prit de me rap- procher de M. l'abbé de Lamennais , et de lui rendre visite en Bretagne, dans sa maison de la Chesnaye. Je ne l'avais vu que deux fois, pendant quelques instants; mais enfin c'était le seul grand homme de l'Église de France, et le peu d'ecclésiastiques avec qui j'avais eu des relations particulières étaient ses amis. Arrivé à Dinan , je m'enfonçai seul par des sentiers obscurs à travers les bois, et, après quelques indica- tions demandées, je me trouvai en face d'une maison solitaire et sombre, dont aucun bruit ne troublait la mystérieuse célébrité. C'était la Chesnaye. M. l'abbé de Lamennais, prévenu par une lettre qui lui annon- 1 — o — XXXIV — çait ma visite et mon adhésion , me reçut cordiale- ment; il avait près de lui M. l'abbé Gerbet, son dis- ciple le plus intime, et une douzaine de jeunes gens qu'il avait réunis à l'ombre de sa gloire comme une semence précieuse pour l'avenir de ses idées et de ses projets. Dès le lendemain, de bonne heure, il me fit appeler dans sa chambre et voulut que j'entendisse la lecture de deux chapitres d'une théologie philosophique qu'il préparait, l'un sur la Trinité, l'autre sur la Création. Ces deux chapitres, par la généralité et la singularité de leur conception , étaient la base de son œuvre. J'en entendis la lecture avec étonnement : son explication de la Trinité me parut fausse, et celle de la Création encore plus. Après le dîner, on se ren- dit dans une clairière , où tous ces jeunes gens jouè- rent très simplement et très gaiement avec leur maître. Le soir, on se réunit dans un vieux salon sans aucun ornement; M. de Lamennais se coucha à demi sur une chaise longue; l'abbé Gerbet s'assit à l'autre extrémité, et les jeunes gens en cercle autour de l'un et de l'autre. L'entretien et la tenue respiraient une sorte d'idolâtrie dont je n'avais jamais été témoin. Cette visite, en me causant plus d'une surprise, ne rompit pas le lien qui venait de me rattacher à l'il- lustre écrivain. Sa philosophie n'avait jamais pris une possession claire de mon entendement; sa politique absolutiste m'avait toujours repoussé; sa théologie venait de me jeter dans une crainte que son ortho- doxie même ne fût pas assurée. Néanmoins il était trop tard : après huit années d'hésitation, je m'étais livré, sans enthousiasme, mais volontairement, à l'école qui jusque-là n'avait pu conquérir mes sympa- XXXV — thies ni mes convictions. Cette démarche fausse et peu explicable décida de ma destinée. Même après la révolution de 1830, j'avais persisté dans mon dessein de me rendre en Amérique, et j'é- tais allé en Bourgogne faire mes adieux à ma famille et à quelques anciens amis de l'École de droit. Une lettre de M. l'abbé Gerbet m'apprit à Dijon que M. de Lamennais acceptait franchement les événements qui venaient de s'accomplir, et qu'il préparait les bases d'un journal destiné à réclamer pour l'Église sa part dans les libertés désormais acquises au pays. Il m'invitait, au nom de son maître, à ne point quitter la France et à me joindre aux collaborateurs d'une œuvre tout à la fois catholique et nationale , d'où l'on pouvait attendre l'affranchissement de la religion , la réconci- liation des esprits, et par conséquent une rénovation de la société. Cette nouvelle me causa une joie sensible et comme une sorte d'enivrement; elle justifiait à mes yeux le rapprochement peu compréhensible qui avait eu lieu entre M. de Lamennais et moi. M. de Lamennais n'é- tait plus le complice des doctrines absolutistes re- poussées par l'opinion générale; mais, transformé tout à coup, je trouvais en lui le défenseur des idées qui m'avaient toujours été chères et auxquelles je n'avais pas cru possible que Dieu envoyât jamais un tel secours et une si magnifique manifestation. Qu'on je remarque bien, il ne s'agissait pas d'une œuvre pu- rement humaine et patriotique, mais d'une œuvre religieuse. Au temps de ma jeunesse, la question li- bérale ne se présentait à moi qu'au point de vue de la patrie et de l'humanité; je voulais, comme la plupart — XXXVI de nos contemporains , le triomphe définitif des prin- cipes de 1789 par l'exécution et l'affermissement de la Charte de 1814. Tout était là pour nous. L'Église ne se présentait à notre pensée que comme un ob- stacle; il ne nous venait pas à l'esprit qu'elle eût be- soin elle-même d'invoquer sa liberté et de réclamer dans le patrimoine commun sa part du droit nou- veau. Quand je fus chrétien, ce second point de vue m'apparut; mon libéralisme embrassa tout ensemble la France et l'Église , et je souffrais d'autant plus de la lutte civile que désormais j'avais deux causes à soutenir dans une seule , deux causes qui parais- saient ennemies irréconciliables, et ne devoir jamais entendre une voix qui essayât de les rapprocher. M. de Lamennais se présentait tout à coup, et on pouvait croire qu'il allait être l'O'Connell de la France et obtenir, après de glorieux combats , l'acte d'émancipation qui tout récemment avait couronné les efforts et la tête du grand libérateur. La cause était la même , les moyens semblables, le talent égal entre l'homme de l'Irlande et l'auteur de Y Essai sur l'indifférence. Cependant les difficultés étaient plus grandes pour M. de Lamennais que pour O'Connell. O'Connell avait une nation derrière lui, M. de Lamennais n'avait à sa suite qu'un petit ba- taillon lentement formé par son génie et ses vertus. O'Connell avait toujours été le même , enfant de l'Ir- lande, patriote libéral et chrétien; M. de Lamennais avait commencé par être un simple royaliste de 1814, un écrivain du Conservateur, un absolutiste faisant l'éloge du roi Ferdinand VII d'Espagne, et un ultra- montain réputé fanatique, le tout enveloppé dans une philosophie abstruse, qui semblait nier les droits WW1I — de la raison. C'était un malheur. L'unité de conviction sera toujours une des armes les plus respectées et le signe d'une belle intelligence dans un grand caractère. Si M. de Lamennais eût été en 1818, dès l'apparition de son premier volume de Y Essai sur l'indifférence , ce qu'il fut en 1830, il n'eût pas obtenu en un seul jour, grâce au parti royaliste, une immense renom- mée : il eût fait lentement son chemin dans la gloire, il se fût accoutumé peu à peu aux épreuves , aux re- vers, à cette croix enfin qui, même avant Jésus- Christ, couronna toujours les cimes de l'humanité; et , l'heure venue , il eût opposé aux dernières tenta- tives la fermeté d'une âme mûrie tout ensemble dans la douleur et dans l'illustration; il eût aussi pris place dans la confiance de ses contemporains, et, mieux que M. de Chateaubriand, il eût été le symbole vivant de la vraie religion unie à la vraie liberté. V Avenir, d'ailleurs, commit des fautes; il ne marqua pas d'une manière assez précise la limite de ses opinions, et il parut toucher à l'excès des pensées par l'excès du langage. La liberté, comme tout ce qui est de laterre, a des limites. S'il s'agit de la presse, elle ne saurait avoir le privilège de l'injure, de la diffamation, de la calomnie ni de l'immoralité; s'il s'agit de la con- science religieuse, elle ne saurait demander d'ériger des temples publics aux passions les plus honteuses du cœur de l'homme; s'il s'agit des rapports de l'É- glise avec l'État, ils ne peuvent être rompus entière- ment ni être resserrés jusqu'à la servitude. L'Avenir admettait toutes ces réserves, mais il les cachait trop souvent sous une déclamation où la jeunessetrahissait son inexpérience. Il eut aussi contre le pouvoir issu — XXXVIII — de 1830 une attitude trop agressive, pour ne pas dire trop violente. Sans doute, ce pouvoir méconnais- sait les droits réclamés par les catholiques; il enten- dait fermer sur eux les portes d'airain qu'une législa- tion exceptionnelle avait forgées à leur détriment. C'était une erreur. Si le roi Louis-Philippe , suivant les traces de son aïeul Henri IV , eût accordé aux catholiques un édit de liberté, comme le Béarnais avait accordé aux protestants un édit de tolérance , il eût probablement fondé sa dynastie, au lieu de lui créer dans la logique et aux yeux des chrétiens de redoutables ennemis. Mais, soit comme homme, soit comme roi , soit comme chef de parti, Louis-Philippe était incapable de se mettre à ce point de vue. Henri IV tenait de son siècle une foi vacillante peut- être, mais qui n'était pas éteinte; Louis-Philippe, élevé au xvme siècle, n'avait rien appris de Dieu, ni dans l'exil ni dans la prospérité. Henri IV avait compris qu'un roi ne doit sacrifier aucune partie de ses sujets et accorder à tous les grandes satisfac- tions de l'âme et du droit; Louis- Philippe, sur le trône , croyait avoir des ennemis et ne leur devoir, au lieu de l'équité qui rallie , que le mauvais vouloir qui contient. Henri IV, le jour où il entra dans Paris sur les barricades renversées , cessa d'être un chef de parti; Louis-Philippe ne vit jamais dans la nation que la bourgeoisie qui lui avait donné la couronne, et il demeura fidèle aux préjugés et aux passions dont la victoire aurait dû l'affranchir. Tout cela était vrai, mais il eût mieux valu qu'une parole moins âpre ho- norât nos plaintes et que notre style se ressentît plus du christianisme que de la licence des temps. — XXXIX — Malgré ses défauts et malgré son chef, Y Avenir ob- tint un retentissement formidable. Il se composait, en quelque sorte, de deux générations : les anciens, que représentaient M. de Lamennais et M. l'abbé Gerbet, les nouveaux, qui avaient en M. de Montalembert et en moi leur milice la plus ardente. Les abonnés n'al- lèrent jamais au delà de douze cents, moitié prêtres, moitié laïques; mais ils suppléaient à leur nombre par l'exaltation de leur dévouement. 80,000 francs d'actions ou de souscriptions aidèrent à fonder le journal; une pareille somme fut obtenue pour l'Ir- lande affamée, lorsque nous intervînmes en sa faveur, et plus tard un fonds de 20,000 francs nous permit de créer ce que nous appelâmes Y Agence de la défense de la liberté religieuse. Le gouvernement et l'opinion s'émurent. Traduits devant une cour d'assises, nous fûmes acquittés, M. de Lamennais et moi, à la sur- prise générale. Plus tard, appelés devant la Chambre des pairs comme coupables d'avoir ouvert une école sans autorisation, nous fîmes retentir les voûtes du Luxembourg d'accents qui leur étaient inconnus. C'était l'avènement prématuré du comte de Monta- lembert à la pairie, par la mort de son père, qui nous avait attirés à cette haute juridiction. O'Connell avait ébranlé davantage l'Irlande; mais notre cause, la môme que la sienne, franchissait les bornes de notre pays, et la Belgique en particulier ne fut pas sans recevoir dans sa constitution les traces visibles de nos sentiments. Toutefois, ce mouvement n'avait pas une base assez étendue, il avait été trop subit et trop ardent pour se soutenir pendant une longue durée. Un succès suivi — XL — suppose de longues racines jetées dans les esprits par le temps. Bien qu'O'Gonnell nous eût précédés, la France l'ignorait en quelque sorte, et nous apparais- sions au clergé, au gouvernement, aux partis, comme une troupe d'enfants perdus sans aïeux et sans posté- rité. C'était la tempête venant du désert, ce n'était pas la pluie féconde qui rafraîchit l'air et bénit les champs. Il fallut donc , après treize mois d'un combat de cha- que jour, songer à la retraite. Les fonds étaient épui- sés, les courages chancelants, les forces diminuées par l'exagération même de leur emploi. Le même jour où cette résolution fut prise, je descendis de bonne heure dans la chambre de M. de Lamennais et lui ex- posai que nous ne pouvions pas terminer ainsi', mais que nous devions nous rendre à Rome pour justifier nos intentions , lui soumettre nos pensées et donner dans cette démarche éclatante une preuve de sincérité et d'orthodoxie qui serait toujours, quoi qu'il en arri- vât, une bénédiction pour nous et une arme arrachée des mains de nos ennemis. M. de Lamennais eût dû me répondre : « Mon cher enfant, vous n'y pensez pas. Rome n'a pas coutume de juger des opinions que Dieu a livrées à la dispute des hommes et surtout des opinions qui touchent à la politique variable des temps et des lieux. Avez-vous vu O'Gonnell se rendre à Rome pour y consulter le pape? Le pape, au milieu de cette terrible agitation causée en Irlande au nom de la liberté nationale et de la liberté religieuse, est-il intervenu pour la diriger ou pour la faire cesser? Non ; Rome s'est tue , et O'Gon- nell a parlé trente ans. Nous ne pouvons faire comme lui, parce que comme lui nous n'avons pas derrière — XLI — nous une nation unanime; mais, en nous retirant de la lutte, notre silence même aura sa force et sa di- gnité. Le temps n'était pas avec nous, laissons-le cou- ler. Nos pensées germeront dans les esprits , elles y prendront la forme calme que nous n'avons pu leur donner, et un jour, peut-être bientôt, nous morts ou nous vivants, nous verrons notre parole renaître de ses cendres, des écoles s'ouvrir librement, des reli- gieux s'établir sur tous les points de notre sol, des conciles provinciaux s'assembler, et l'antipathie du pays contre nous se changer en ce bon vouloir dont Dieu et l'homme ont besoin toujours et qui est la porte véritable de toutes les libertés. Il n'est pas besoin d'aller à Rome pour cela; notre chute même, en sa- tisfaisant nos ennemis, leur ôtera un grand ressort, et plus elle sera profonde, plus elle hâtera peut-être le jour où tout ce que nous avons voulu se réalisera. Se taire et souffrir, ce sont des armes moins éclatantes que la parole , mais qui comme elles ont été trempées dans l'éternité. » Au lieu de cette réponse, qui eût été celle d'un sage , M. de Lamennais accepta sans hésiter ma proposi- tion : « Oui, me dit-il, il nous faut partir pour Rome. » Cette résolution fut annoncée au public dans le dernier numéro de l'Avenir, sous la signature de tous les rédacteurs, et avec une pompe où les promesses de soumission se mêlaient singulièrement aux der- niers accents de notre exaltation de journalistes. Nous nous mîmes en route, M. de Lamennais, M. de Mon- talembert et moi , comme trois soldats foudroyés par la guerre et allant chercher sous le toit paternel le repos des combats. CHAPITRE III VOYAGE A ROME. — DISSENTIMENTS ET SEPARATION Nous arrivâmes à Rome l'avant-veille du jour qui devait clore l'année 4831. Après quelques visites peu nombreuses que M. de Lamennais fit avec nous à d'an- ciens amis, et où un accueil très réservé nous indiqua l'état général des esprits à notre égard , nous sollici- tâmes une audience du souverain pontife. Grégoire XVI , avant de nous l'accorder, nous de- manda un mémoire qui pût l'éclairer sur nos vues et nos intentions. Je fus chargé par mes compagnons de le rédiger. Grégoire XVI le lut attentivement et con- sciencieusement, puis il permit que nous lui fussions présentés par le cardinal de Rohan. Le pape nous fit un accueil bienveillant, mais sans dire un seul mot de l'affaire qui nous avait amenés. Quelques semaines plus tard, de très bonne heure, le secrétaire du car- dinal Pacca vint apporter une lettre de son maître. Je la remis immédiatement à M. de Lamennais, qui était encore au lit. Elle disait en substance que le saint- père rendait justice à nos bonnes intentions ; que nous avions traité des questions souverainement délicates sans y mettre toute la mesure désirable ; que ces ques- tions seraient examinées; que nous pouvions cepen- dant retourner dans notre pays , où l'on nous ferait savoir en son temps ce qui aurait été décidé. Cette réponse , il me le sembla du moins , était ho- norable, et, tout en annonçant une décision, elle per- mettait de croire qu'on voulait n'en donner aucune, mais laisser le temps couvrir de ses plis nos personnes, nos doctrines et nos actes. Nous' avions d'ailleurs pro- mis solennellement une obéissance sans réserve au premier mot du souverain pontife, et cette obéissance devenait d'autant plus nécessaire qu'on ne nous de- mandait rien de significatif. M. de Lamennais ne le jugea point ainsi. Il lut froidement la lettre du car- dinal Pacca et m'annonça qu'il restait à Rome pour y attendre la décision qu'on nous promettait. Je courus dans la chambre de M. de Montalembert; jele trouvai disposé à suivre l'exemple de notre commun maître. A mon sens, la résolution était fatale; elle manquait à nos promesses, elle devait attrister le saint-père, et pouvait le contraindre à des rigueurs dont il n'avait pas la pensée. Après plusieurs jours d'une réflexion douloureuse, je crus me devoir à moi-même de ne pas accepter la solidarité de ce que j'estimais une grande faute, et, le 15 mars 1832, je partis seul pour la France avec les plus tristes pressentiments et après les plus tristes adieux. M. de Lamennais n'était pas habitué à la ré- sistance, et un dissentiment lui paraissait presque une trahison; M. de Montalembert, uni à moi par une — XLV — amitié jeune encore, était blessé de voir ma raison dominer ma tendresse. Revenu à Paris sans pouvoir m' expliquer avec per- sonne, j'y passai quelques mois dans l'incertitude et l'abandon. Enfin, vers la mi-juillet, j'appris que M. de Lamennais avait quité Rome , en annonçant qu'il allait reprendre Y Avenir, et, puisqu'on lui refusait une décision, qu'il se regardait comme libre des engage- ments qu'il avait contractés dans cette espérance légi- time et non réalisée. C'était une troisième faute plus grave que les deux premières. J'en prévis aussitôt les conséquences, et, afin d'échapper à la nécessité de rompre publiquement avec mes compagnons d'armes ou de les suivre à con- tre-cœur dans la ruine qu'ils se préparaient, je courus en Allemagne avec la pensée de m'y cacher quelques mois. Je choisis Munich, sans autre raison que ce que j'avais entendu dire du peu qu'y coûtait la vie; mais la Providence avait d'autres motifs de m'y envoyer. J'étais à peine installé dans un hôtel, que ma porte s'ouvrit et que je vis entrer M. de Montalembert. C'était l'habitude des journaux de donner chaque jour dans leurs feuilles le nom et la demeure des étrangers. C'est en les parcourant que M. de Montalembert avait connu mon arrivée et mon logement. Il me conduisit près de M. de Lamennais, qui me reçut avec un ressenti- ment visible. Cependant la rencontre était solennelle; la conversation s'engagea, et pendant deux heures je m'efforçai de lui démontrer combien était vaine son espérance de reprendre la publication de Y Avenir et quel coup il allait porter tout ensemble à sa raison, à sa foi, à son honneur. A la fin, soit que mon discours — XLVi — l'eût convaincu, soit que ma séparation plus prononcée lui eût fait impression, il me dit ces mots : « Oui, c'est juste, vous avez bien vu. » Le lendemain, les écrivains et les artistes de Munich nous donnèrent un banquet aux portes de la ville. Vers la fin du repas, on vint prier M. de Lamennais de sortir un moment, et un envoyé du nonce apostolique lui présenta un pli au sceau de la nonciature. Il y jeta un coup d'œil et reconnut qu'il contenait une lettre encyclique du pape Grégoire XVI, datée du 15 août 1832. Une lec- ture rapide lui eut bientôt révélé qu'il y était question des doctrines de Y Avenir dans un sens défavorable. Son parti fut pris aussitôt , et , sans examiner quelle était la portée précise des lettres pontificales, il nous dit à voix basse en sortant : « Je viens de recevoir une encyclique du pape contre nous ; nous ne devons pas hésiter à nous soumettre. » Entré chez lui, il dressa immédiatement en quelques lignes courtes, mais pré- cises, un acte d'obéissance dont le pape fut satisfait. Dieu nous avait donc réunis à Munich pour signer ensemble une adhésion sincère à la volonté du Père des fidèles, sans distinction, sans restriction, sans même faire la réserve de la manière dont nous avions entendu nos doctrines et dont elles pouvaient concor- der avec la prudence théologique dont avait usé le ré- dacteur de l'acte pontifical. Plus tard , dans d'autres temps, un évêque français devait prendre cette peine pour nous et démontrer sans obstacles quelle latitude l'encyclique du 15 août 1832 laissait à la liberté des opinions \ i M»1' Pariais, évoque de Langres, dans ses Cas de conscience, en 1847. — XLVII — Pour nous, contents d'avoir combattu pour l'affran- chissement de l'Église et sa réconciliation avec le droit public de notre patrie, nous traversâmes la France en vaincus victorieux d'eux-mêmes et attendant de l'ave- nir l'équité que nous refusait l'ardeur des partis. Le sacrifice de M. de Lamennais était plus grand que le nôtre : nous étions jeunes, il avait cinquante ans; il était chef, nous n'étions que soldats; son autorité était éclipsée, sinon perdue. Mais l'exemple de Fé- nelon, qui naturellement se présentait à notre esprit, pouvait le consoler, en lui prouvant que des torts théologiques, même constants, ne sont pas incompa- tibles avec une renommée sans tache de science et de vertu. Si M. de Lamennais eût été fidèle à ce beau mouvement de Munich, il ne lui eût pas fallu dix ans pour reconquérir toute la splendeur de sa renommée; il eût grandi dans les générations contemporaines par le seul effet de son silence, et la postérité, mieux ins- truite encore, lui eût fait dans sa mémoire une place à jamais respectée. Montaigne a dit : « Il y a des défaites triomphantes à l'envi des victoires. » Ce mot sublime s'applique aux chutes morales comme aux revers des champs de bataille, et il ne faut ja- mais se lasser de dire aux hommes que tant que la conscience et l'honneur sont saufs, la gloire l'est aussi. J'accompagnai M. de Lamennais en Bretagne, avec l'abbé Gerbet. En descendant pour la seconde fois dans ce solitaire manoir de la Ghesnaye, je crus y ra- mener un beau génie sauvé du naufrage , un maître plus vénéré que jamais, et une de ces infortunes qui ravissent l'âme au-dessus d'elle-même en mettant sur — XLV1II — le front d'un homme ce je ne sais quoi d'achevé que le malheur ajoute aux grandes vertus, selon la pa- role de Bossuet. L'illusion était profonde, mais elle me remplissait jusqu'au fond du cœur, et encore aujourd'hui je de- meure à comprendre comment M. de Lamennais fut infidèle à la bonne fortune que la Providence lui avait envoyée. Il ne fallait pas même de la foi pour l'accep- ter, il suffisait d'une haute raison éclairée par l'expé- rience des choses humaines. Bientôt quelques-uns des jeunes disciples du maître tombé vinrent le rejoindre à la Chesnaye. Cette mai- son reprit son caractère accoutumé, mélange à la fois de solitude et d'animation; mais si les bois avaient leurs mêmes silences et leurs mêmes tempêtes, si le ciel de l'Armorique n'était pas changé, il n'en était pas ainsi du cœur du maître. La blessure y était vi- vante, et le glaive s'y retournait chaque jour par la main même de celui qui aurait dû l'en arracher et y mettre à la place le baume de Dieu. Des images terri- bles passaient et repassaient sur ce front déshérité de la paix: des paroles entrecoupées et menaçantes sor- taient de cette bouche qui avait exprimé l'onction de l'Évangile; il me semblait quelquefois que je voyais Saùl; mais nul de nous n'avait la harpe de David pour calmer ces soudaines irruptions de l'esprit mauvais, et la terreur des plus sinistres prévisions s'accrois- sait de jour en jour dans mon esprit abattu. Enfin ce spectacle navrant fut au-dessus de mes forces, et j'é- crivis à M. de Lamennais la lettre qu'on va lire : XLIX « La Chesnaye, 11 décembre 1832. (( Je quitterai la Chesnaye ce soir. Je la quitte par un motif d'honneur, ayant la conviction que désor- mais ma vie vous serait inutile, à cause de la diffé- rence de nos pensées sur l'Église et sur la société , différence qui n'a fait que s'accroître tous les jours, malgré mes efforts sincères pour suivre le développe- ment de vos opinions. Je crois que, durant ma vie et bien au delà , la république ne pourra s'établir ni en France, ni en aucun autre lieu de l'Europe, et je ne pourrais prendre part à un système qui aurait pour base une persuasion contraire. Sans renoncer à mes idées libérales, je comprends et je crois que l'Église a eu de très sages raisons, dans la profonde corruption des partis, pour refuser d'aller aussi vite que nous l'aurions voulu. Je respecte ses pensées et les miennes. Peut-être vos opinions sont plus justes, plus profon- des, et en considérant votre supériorité naturelle sur moi, je dois en être convaincu ; mais la raison n'est pas tout l'homme, et dès que je n'ai pu déraciner de mon être les idées qui nous séparent, il est juste que je mette un terme à une communauté de vie qui est toute à mon avantage et à votre charge. « Ma conscience m'y oblige non moins que l'hon- neur, car il faut bien que je fasse de ma vie quelque chose pour Dieu; et ne pouvant vous suivre, queferais- je ici que vous fatiguer, vous décourager, mettre des entraves à vos projets et m'anéantir moi-même? « Jamais vous ne saurez que dans le ciel combien j'ai souffert depuis un an par la seule crainte de vous causer de la peine. Je n'ai regardé que vous dans toutes mes hésitations, mes perplexités, mes retours; et quel- que dure que puisse être un jour mon existence, au- cun chagrin de cœur n'égalera jamais ceux que j'ai ressentis dans cette occasion. Je vous laisse aujour- d'hui tranquille du côté de l'Église , plus élevé dans l'opinion que vous ne l'avez jamais été, si au-dessus de vos ennemis qu'ils ne sont plus rien ; c'est le meil- leur moment que je puisse choisir pour vous faire un chagrin qui, croyez -moi, vous en épargne de bien plus grands. Je ne sais pas encore ce que je devien- drai, si je passerai aux États-Unis ou si je resterai en France, et dans quelle position. Quelque part que je sois, vous aurez des preuves du respect et de l'at- tachement que je vous conserverai toujours, et dont je vous prie d'agréer cette expression qui part d'un cœur déchiré. » Je quittai la Ghesnaye seul, à pied, pendant que M. de Lamennais était à la promenade qui suivait ordi- nairement le dîner. A un certain point de ma route , je l'aperçus à travers le taillis avec ses jeunes disci- ples; je m'arrêtai, et, regardant une dernière fois ce malheureux grand homme, je continuai ma fuite sans savoir ce que j'allais devenir et ce que me vaudrait de Dieu l'acte que j'accomplissais. N'avais-je commis que des fautes ? Cette vie publique, ces combats passionnés, ce voyage à Rome, ces amitiés si fortes la veille et au- jourd'hui rompues, les convictions enfin de toute ma vie de jeune homme et de prêtre, n'étaient-elles autre chose qu'un rêve insensé? N'eût-il pas mieux valu que je me fusse caché comme vicaire dans la plus — LI — obscure des paroisses et que j'y eusse appelé à Dieu, par des devoirs simplement remplis , des âmes igno- rées? Il y a des moments où le doute vous saisit, où ce qui nous a paru fécond nous semble stérile , où ce que nous avons jugé grand n'est plus qu'une ombre sans réalité. J'étais dans cet état; tout croulait autour de moi, et j'avais besoin de ramasser les restes d'une secrète énergie naturelle pour me sauver du désespoir. Arrivé à Paris , mon premier soin fut de voir l'hom- me qui m'avait toujours été propice. Je courus chez M. de Quélen , qui m'avait à peine entrevu depuis près de deux années. Royaliste et gallican, éloigné par sa nature de toute nouveauté philosophique et politique, il n'avait vu dans nos entreprises qu'une saillie mal réglée d'un zèle intempestif, et, simple spectateur dans son propre diocèse, il ne nous avait condamnés qu'avec circonspection. Il me reçut à bras ouverts, comme un enfant qui a couru quelque aventure pé- rilleuse et qui revient meurtri au logis paternel. « Vous avez besoin d'un baptême, me dit-il, et je vous le donnerai. » Presque aussitôt il m'offrit un asile et du pain en me rendant à ma première solitude de la Visitation. Ma mère, qui n'avait pas quitté Paris, vint m'y rejoindre une seconde fois, et je me retrouvai comme au début de ma carrière ecclésiastique, seul, pauvre, étudiant Platon et saint Augustin, heureux de cette paix qui m'était rendue, mais non pas telle qu'elle était autrefois. Je rapportais là de bien divers souvenirs, une célébrité où il me semblait que j'avais perdu ma virginité sacerdotale bien plus que je n'a- vais acquis de renom , une apparence de trahison à l'égard d'un homme illustre et malheureux, enfiu — lu — mille incertitudes, mille contradictions dans le cœur, aucun ancien ami et pas un nouveau. Les anciens étaient déjà trop loin dans ma jeunesse, les nouveaux étaient éloignés par ma séparation. Cependant, grâce à Dieu, la paix prit le dessus. Des marques de sym- pathie vinrent me chercher et m'apprendre que des affections et des vœux m'avaient suivi dans ma re- traite. Un jour M. de Montalembert, qui s'était refroidi pour moi , mais qui cependant m'avait conservé un reste d'amitié que le cours des années devait raffermir et rendre aussi douce qu'inébranlable, M. de Montalem- bert, dis-je, me proposa de me présenter à une dame du faubourg Saint-Germain qui désirait me voir. Le faubourg Saint-Germain m'était inconnu. Sans nais- sance et sans fortune, je n'avais jamais pénétré dans les salons d'aucune aristocratie et je n'avais pas même eu la pensée d'y parvenir. Toutes mes ambitions étaient internes; content de peu, sobre en tout, sans envie, je m'étais à peine aperçu qu'il y eût au-dessus de moi toute une société qui m'était étrangère, et elle n'existait pas plus pour moi que je n'existais pour elle. La proposition de M. de Montalembert me fut donc une surprise tout à fait inattendue. Je le suivis. La per- sonne à laquelle il me présenta n'était point Fran- çaise ; née en Russie dans la foi grecque, puis convertie à la religion catholique , elle était venue chercher en France ce premier bien des âmes, la liberté intérieure et extérieure de la conscience. Liée à tout ce qu'il y avait de plus illustre dans son ancienne et nouvelle pa- trie, elle connaissait parfaitement les affaires du monde et celles de l'Église, et un tact souverain achevait dans son intelligence la lumière qu'elle tenait de ses ma- gnifiques relations. Mmo Swetchine, c'est elle que je viens de nommer, m'accueillit avec une bienveillance qui n'était pas celle du monde, et je m'habituai vite à lui faire part de mes peines, de mes inquiétudes et de mes projets. Elle y entrait comme si j'eusse été son fils, et sa porte me fut ouverte même aux heures où elle ne recevait ses plus intimes amis que par exception. Par quels sentiments fut-elle poussée à me donner ainsi son temps et ses conseils? Sans doute quelque sympathie l'y porta; mais, si je ne me trompe, elle y fut soutenue parla pensée d'une mission qu'elle avait à remplir près de mon âme. Elle me voyait en- touré d'écueils, conduitjusque-là par des inspirations solitaires, sans expérience du monde, sans autre bous- sole que la pureté de mes vues, et elle crut qu'en se fai- sant ma providence elle répondait à une volonté de Dieu. Depuis ce jour, en effet, je ne pris aucune réso- lution sans la débattre avec elle , et je lui dois sans doute d'avoir touché à bien des abimes sans m'y briser. Un autre événement ne tarda pas à m'ouvrir des perspectives nouvelles. CHAPITRE IV CONFERENCES DU COLLEGE STANISLAS ET DE NOTRE-DAME DE PARIS Dans le cours du mois de novembre ou du mois de décembre 1833, M. l'abbé Buquet, alors préfet des études du collège Stanislas, vint me proposer de don- ner des conférences religieuses aux élèves de son établissement. C'était un homme droit, sincère, étran- ger à tout esprit de parti. J'acceptai son offre. C'était une vieille idée en moi que ce genre de ministère, à cause de la privation où avait été ma jeunesse de toute parole chrétienne capable de m'éclairer. Une seule fois, au collège de Dijon, quelques accents d'élo- quence m'avaient ému, et depuis j'avais été toujours possédé de cette pensée que si la religion pénétrait jusqu'à la jeunesse par une bouche aimée et puis- sante , elle y créerait , malgré l'indifférence du siècle, de fortes convictions. Le premier dimanche où je parlai à la chapelle du collège Stanislas, il ne s'y trouva que les élèves et quelques amis de la maison. A la seconde conférence, — LVI — les auditeurs du dehors furent beaucoup plus nom- breux, et enfin le troisième jour il fallut renvoyer la plus grande partie des élèves pour donner place à une multitude d'hôtes imprévus. Cette affluence dura trois mois; elle me révéla ma véritable vocation, qui était l'enseignement apologétique de la religion du haut de la chaire. M. l'abbé Frayssinous en avait donné en France le premier exemple, et son succès avait justifié l'à-pro- pos de sa tentative; mais il s'était borné au vestibule du temple et n'avait pas pénétré dans les profondeurs mystérieuses du dogme chrétien. Esprit clair et sensé, écrivain correct, orateur par la majesté du port et des traits, il avait été plus disert qu'éloquent, et le génie créateur n'avait point gravé sur son œuvre le sceau parfait de l'immortalité. Il avait ouvert une route neuve, il y avait marché honorablement; mais il n'a- vait pas été jusqu'au bout, et sa noble carrière en- courageait à le suivre sans désespérer de l'atteindre. Un autre siècle d'ailleurs nous séparait du sien ; il avait parlé sous le despotisme, qui n'avait même pas supporté longtemps son exquise prudence ; nous avions à parler sous l'empire de la liberté. Il était par son âge et ses traditions une image vénérable de l'an- cien clergé français ; nous étions par le nôtre l'image d'une génération ardente, passionnée, et demandant à l'Église cette jeunesse de formes et d'idées qui ne fut jamais incompatible avec son immuable antiquité. A la différence de ces sociétés mortes qui vivent d'un dogme comme on vit dans un tombeau, la société chrétienne a toujours ressemblé à ces astres du firma- ment qui se meuvent dans un espace indéfini, sans — LVII — jamais rompre pourtant l'ordonnance de leur marche et des lois qui la régissent sous la main de Dieu. Rencontre singulière! à l'heure même où, sans des- sein préconçu et par l'effet d'un appel que je n'avais pas cherché, je reprenais à la chapelle du collège Sta- nislas les traces respectées de M. l'abbé Frayssinous, l'archevêque de Paris avait songé aussi à les re- prendre dans la chaire de sa métropole, mû à cette inauguration par une demande respectueuse d'une partie de la jeunesse des écoles de Paris. C'était sur deux points à la fois que le sillon se rouvrait, et on ne tarda pas à se demander à qui resterait l'empire et la moisson. Personne n'avait songé à ce concours entre deux œuvres, dont l'une nécessairement devait l'em- porter sur l'autre. La station de Notre-Dame n'avait duré que six semaines; celle de Stanislas, nous l'avons dit, dura trois mois. Je me retirai, poursuivi par l'ac- cusation d'avoir prêché des doctrines empreintes de l'esprit de révolution et d'anarchie ; ce devait être long- temps l'arme de mes adversaires, et encore aujour- d'hui elle n'est pas brisée dans leurs mains. M. de Quélen ne me fit aucun reproche. Mais lorsque je lui demandai l'autorisation expresse de continuer mes conférences, il me la refusa , ne voulant, disait-il, as- sumer sur lui ni la responsabilité de mon silence, ni celle de ma parole. Cette sorte de liberté, outre qu'elle me laissait sans défense, me causait aussi l'appré- hension de blesser un évêque auquel je devais tant de reconnaissance et de filiale piété. Le temps s'avançait, et je ne savais à quoi me résoudre. Un jour que je tra- versais le jardin du Luxembourg, je rencontrai un ecclésiastique qui m'était assez connu; il m'arrêta, et — LV1II — me dit : « Que faites-vous? il faudrait aller voir l'ar- chevêque et vous entendre avec lui. » A quelques pas de là , un autre ecclésiastique , qui m'était beaucoup moins connu que le premier, m'arrêta pareillement et me dit : « Vous avez tort de ne point voir l'arche- vêque. J'ai des raisons de penser qu'il serait bien aise de s'entretenir avec vous. » Cette double invitation me surprit, et, accoutumé que j'étais à un peu de super- stition du côté de la Providence, je me dirigeai lente- ment vers le couvent de Saint-Michel, non loin du Lu- xembourg, où l'archevêque demeurait alors. Ce ne fut point la portière qui vint m'ouvrir, mais une religieuse de chœur qui me voulait du bien, parce que, disait-elle, tout le monde m'était opposé. Monseigneur, selon ce qu'elle m'apprit, avait absolument défendu sa porte; « mais, ajouta-t-elle , je vais le prévenir, et peut-être vousrecevra-t-il. » La réponse fut favorable. En entrant chez l'archevêque, je le trouvai qui se promenait dans sa chambre avec un air triste et préoccupé. Il ne me donna qu'un faible témoignage de bienvenue, et je me mis à marcher à ses côtés, sans qu'il prononçât une parole. Après un assez long intervalle de silence, il s'arrêta tout court, se tourna vers moi, me regarda d'un œil scrutateur et me dit : « J'ai le dessein de vous confier la chaire de Notre-Dame : l'accepteriez- vous? » Cette ouverture si brusque, dont le secret m'échappait complètement , ne me causa aucune ivresse. Je répondis à l'archevêque que le temps était bien court pour me préparer, que le théâtre était bien solennel, et qu'après avoir réussi devant un auditoire restreint, il était facile d'échouer devant une assemblée de quatre mille âmes. La conclusion fut que je lui — LIX — demandais vingt-quatre heures de réflexion. Après avoir prié Dieu et consulté Mme Swetchine, je répondis affirmativement. Que s'était-il donc passé? M. l'abbé Liautard, ancien supérieur du collège Stanislas et alors curé de Fon- tainebleau , avait depuis quelques semaines fait circu- ler dans le clergé de Paris un mémoire manuscrit, où il inculpait vivement l'administration archiépiscopale. Ce mémoire avait été porté à l'archevêque le jour même de la scène que je viens de raconter, et il en achevait la lecture à l'heure où la Providence m'en- voyait vers lui. Bien entendu que, dans cette pièce accusatrice, il était question des conférences de Sta- nislas et que l'archevêque y était taxé d'inintelligence et de faiblesse à propos de la conduite qu'il avait tenue à mon égard. J'ignore si jamais auparavant la pensée lui était venue de m'ouvrir la chaire de Notre-Dame ; mais quand il me vit arriver à l'heure même où il était ému du jugement porté sur son administration par un homme d'esprit, il est probable que cette coïn- cidence , presque merveilleuse tant elle était impré- vue, le frappa comme un avertissement de Dieu, et qu'un éclair rapide traversant son esprit lui montra dans mon élévation à la chaire métropolitaine des conférences une réponse éclatante à ses ennemis per- sonnels. Quand il eut fait connaître autour de lui l'en- gagement qu'il avait contracté à mon égard, il fut surpris du peu d'opposition qu'il rencontra. C'est que mes adversaires , dont il était entouré , espéraient que ce triomphe serait l'occasion de ma chute, persuadés que je n'avais ni les ressources théologiques ni les facultés oratoires capables de me soutenir dans une — LX — œuvre où les unes et les autres étaient nécessaires à un haut degré. Ils ne savaient pas que depuis quinze ans je n'avais cessé de me livrer à de sérieuses études philosophiques et théologiques, et que depuis quinze ans aussi je m'étais exercé au ministère de la parole dans les situations les plus diverses. Il en est d'ailleurs de l'orateur comme du mont Horeb : avant que Dieu l'ait frappé, c'est un rocher aride; mais quand Dieu l'a touché de son doigt, c'est une source qui féconde le désert. Le jour venu, Notre-Dame se remplit d'une mul- titude qu'elle n'avait point encore vue. La jeunesse libérale et la jeunesse royaliste, les amis et les en- nemis , et cette foule curieuse qu'une grande capitale tient toujours prête pour tout ce qui est nouveau, s'étaient rendus à flots pressés dans la vieille basi- lique. Je montai en chaire, non sans émotion, mais avec fermeté, et je commençai mon discours l'œil fixé sur l'archevêque, qui était pour moi, après Dieu, mais avant le public, le premier personnage de cette scène. Il m'écoutait la tête un peu baissée, dans un état d'im- passibilité absolue, comme un homme qui n'était pas simplement spectateur ni même juge, mais qui cou- rait des risques personnels dans cette solennelle aven- ture. Quand j'eus pris pied dans mon sujet et mon auditoire, que ma poitrine se fut dilatée sous la né- cessité de saisir une si vaste assemblée d'hommes, et que l'inspiration eut fait place au calme d'un début, il m'échappa un de ces cris dont l'accent, lorsqu'il est sincère et profond , ne manque jamais d'émouvoir. L'archevêque tressaillit visiblement; une pâleur qui — LXI — vint jusqu'à mes yeux couvrit son visage, il releva la tète et jeta sur moi un regard étonné. Je compris que la bataille était gagnée dans son esprit; elle l'était aussi dans l'auditoire. Rentré chez lui, il annonça qu'il allait me nommer chanoine honoraire de sa mé- tropole; on eut beaucoup de peine à le retenir et aie faire attendre jusqu'à la fin de la station. Depuis ce jour, M. de Quélen s'honora de moi, et tout le passé de ma vie depuis dix ans lui apparut comme une préparation de la Providence à l'œuvre qu'il venait de me confier. Il était heureux de voir son affection justifiée et d'avoir tant hasardé sans s'être trompé. Tout proche encore des jours où il avait vu tomber son palais, caché encore dans les murs étroits d'une cel- lule de couvent, il reparaissait à Notre-Dame avec la majesté d'un évêque entouré de son peuple et lui fai- sant entendre sous une forme populaire, par une bouche acceptée, les enseignements d'une religion vaincue la veille avec une monarchie de dix siècles et incapable, croyait-on, de ressaisir jamais l'empire des esprits. C'était une noble réponse au sac de l'ar- chevêché. M. de Quélen venait après M. de Lamen- nais pour étonner et désarmer l'opinion publique, et disciple de l'un après avoir été disciple de l'autre, j'ajoutais par cette singularité même à l'éloquence du triomphe. M. de Quélen sentait cela vivement; il en était heureux et fier; il me prit un jour dans sa voiture au sortir d'une conférence pour me conduire chez Mrae Swetchine, et il lui dit en entrant dans son sa- lon : « Je vous amène notre géant. » Une autre fois , du haut de son siège, à Notre-Dame, il ne craignit — LXII — pas de m'appeler publiquement un nouveau pro- phète. Grâce à Dieu, ces témoignages de la faveur épisco- pale et de la sympathie populaire ne m'éblouissaient point. Outre qu'une portion du public me demeurait toujours hostile, j'avais été préparé par trop de mi- sère à demeurer maître de moi en présence du succès. Un autre genre de joie d'ailleurs s'adressait à mon âme et l'élevait dans des régions plus pures que celles de la renommée. Jusque-là ma vie s'était passée dans l'étude et la polémique; elle était entrée, par les con- férences, dans les mystères de l'apostolat. Le com- merce avec les âmes se révélait à moi, commerce qui est la véritable félicité du prêtre quand il est digne de sa mission, et qui lui ôte tout regret d'avoir quitté pour Jésus -Christ les liens, les amitiés et les espé- rances du monde. C'est à Notre-Dame, au pied de ma chaire, que j'ai vu naître ces affections et ces recon- naissances, dont aucune qualité naturelle ne peut être la source, et qui attachent l'homme à l'apôtre par des liens dont la douceur est aussi divine que la force. Je n'ai pas connu toutes ces âmes rattachées à la mienne par le souvenir de la lumière retrouvée ou agrandie ; tous les jours encore il m'en revient des témoignages dont la vivacité m'étonne, et je suis semblable au voya- geur du désert à qui une amitié inconnue envoie dans un vase obscur la goutte d'eau qui doit le rafraîchir. Quand une fois on a été initié à ces jouissances qui sont comme un arôme anticipé de l'autre vie, tout le reste s'évanouit, et l'orgueil ne monte plus à l'esprit que comme un souffle impur dont le goût amer ne peut le tromper. Après deux années de conférences à Notre-Dame, je compris que je n'étais pas assez mûr encore pour fournir la carrière d'un seul trait, et que j'avais be- soin de me recueillir pour achever dignement l'édi- fice commencé. Je demandai donc à l'archevêque la permission de me retirer et d'aller passer quelque temps à Rome. Il fut peiné de cette ouverture, me dit que c'était une faute, que je ne retrouverais pas quand je voudrais le poste d'honneur dont j'entendais m'é- loigner, et que, s'il y avait un certain avantage à in- terrompre mes conférences, il était plus que com- pensé par les inconvénients. Je ne cédai point à ces instances. Au fond ma retraite à Rome n'était pas ce que je croyais : elle avait un but qui m'était caché à moi-même et qui ne devait se révéler que plus tard. CHAPITRE V RETRAITE A ROME. — RESOLUTION DE RETARL1R L ORDRE I ES FRÈRES PRÊCHEURS EN FRANCE Mon séjour à Rome fut de dix-huit mois, du mois de mai 1836 au mois de septembre 1837. Dans cet intervalle, M. de Lamennais, qui, dès 1834, s'était séparé de l'Église par ses Paroles d'un croyant, mit entre elle et lui une nouvelle barrière par la publica- tion d'un volume qu'il avait intitulé : Affaires de Rome. Lors de l'apparition du premier ouvrage, j'avais moi-même mis au jour un écrit qui avait pour titre : Considérations sur le système philosophique de M. de Lamennais , et dont le but était de faire voir qu'en plaçant dans la raison générale l'autorité la plus élevée qui pût guider l'homme sur la terre, l'auteur de V Essai sur l'indifférence avait dès lors posé le principe qui devait un jour lui faire sacrifier l'Église à l'humanité. 1 — e — LXVI — Eu 1837, je publiai un nouvel écrit avec le titre de Lettre sur le Saint-Siège, où j'essayais de jus- tifier la politique romaine dans les affaires du temps. Ces pages furent les dernières où je me préoccupai du passé. Mon long séjour à Rome me permettait beaucoup de réflexions : je m'étudiais moi-même, et j'étudiais aussi les besoins généraux de l'Église. Quant à moi, parvenu déjà à ma trente - quatrième année, entré dans le clergé depuis douze ans et ayant paru deux fois , avec quelque éclat , dans ce qui avait été tenté pour la défense et le progrès de la religion en France, je me voyais seul encore , sans lien avec aucune institution ecclésiastique , et plus d'une fois la bonne volonté de M. de Quélen avait essayé de me faire comprendre que le ministère des paroisses était le seul où il pût me soutenir et m'élever. Or je ne me sentais aucune vocation pour ce genre de ser- vice, et je voyais bien en même temps que, dans l'état actuel de l'Église de France , aucune autre porte n'était ouverte au désir naturel de sé- curité et de stabilité qu'éprouve tout homme raison- nable. Si de ces considérations personnelles je passais aux besoins de l'Église elle-même, il me semblait clair que, depuis la destruction des ordres religieux, elle avait perdu la moitié de ses forces. Je voyais à Rome les restes magnifiques de ces institutions fondées par les plus grands saints, et sur le trône même pontifi- cal siégeait alors, après tant d'autres, un religieux sorti du cloître illustre de Saint -Grégoire -le -Grand. L'histoire, plus expressive encore que le spectacle de Rome, me montrait, dès la sortie des catacombes, cette suite incomparable de cellules , de monastères , d'abbayes, de maisons d'étude et de prière, semés des sables de la Thébaïde aux extrémités de l'Irlande et des îles parfumées de la Provence aux froides plaines de la Pologne et de la Russie. Elle me nom- mait saint Antoine, saint Rasile, saint Augustin, saint Martin, saint Benoît, saint Colomban, saint Bernard, saint François d'Assise, saint Dominique, saint Ignace, comme les patriarches de ces familles nombreuses qui avaient peuplé les déserts, les forêts, les villes, les camps et jusqu'au siège de saint Pierre, de leurs héroïques vertus. Sous cette trace lumineuse, qui est comme la voie lactée de l'Église, je discernais pour principe créa- teur les trois vœux de pauvreté , de chasteté et d'obéissance , clef de voûte de l'Évangile et de la parfaite imitation de Jésus -Christ. Jésus- Christ avait été pauvre , vivant dans son enfance d'un travail ma- nuel, et, durant le cours de sa vie apostolique, de la seule charité de ceux qui l'aimaient ; il avait été chaste comme un lis uni à la divinité; il avait pra- tiqué l'obéissance envers son Père jusqu'à la mort de la croix. C'était là le modèle souverain laissé par lui à ses apôtres et le germe fécond qui avait fleuri plus tard, le long de tous les siècles, dans l'âme des saints fondateurs d'ordres. C'est en vain que la corruption avait, tantôt d'un . tantôt d'un autre, rongé ces vénérables insti- tuts. Là où la chair avait passé, l'esprit ramenait son souffle, et la corruption elle-même n'était que la flétrissure de longues vertus, comme on voit, dans les forêts où la hache n'entre point , tomber des arbres séculaires sous le poids d'une vie qui vient de trop loin pour résister encore à la caducité. Fal- lait-il croire que l'heure était venue où l'on ne re- verrait plus ces grands monuments de la foi et ces divines inspirations de l'amour de Dieu et des hommes? Fallait-il croire que le vent de la révo- lution , au lieu d'être pour eux une vengeance pas- sagère de leurs fautes-, avait été l'épée et le sceau de la mort? Je ne pouvais le croire. Tout ce que Dieu a fait est immortel de sa nature, et il ne se perd pas plus une vertu dans le monde, qu'il ne se perd un astre dans le ciel. Je me persuadais donc, en me promenant dans Rome et en priant Dieu dans ses basiliques, que le plus grand service à rendre à la chrétienté, au temps où nous vivions , était de faire quelque chose pour la résurrection des ordres religieux. Mais cette persua- sion, tout en ayant pour moi la clarté même de l'É- vangile, me laissait indécis et tremblant quand je venais à considérer le peu que j'étais pour un si grand ouvrage. Ma foi, grâce à Dieu, était profonde : j'aimais Jésus-Christ et son Église par-dessus toutes les choses créées. Je n'avais aucune ambition des honneurs ec- clésiastiques, et je n'en avais jamais eu d'aucune sorte , même avant d'être converti à Dieu , qui portât sur les objets ordinaires où s'attache l'espérance des hommes. J'avais aimé la gloire avant d'aimer Dieu, et rien autre chose. Cependant, en descendant en moi, je n'y trouvais rien qui me parût répondre à l'idée d'un fon- dateur ou restaurateur d'ordre. Dès que je regardais ces colosses de la piété et de la force chrétienne, mon âme tombait sous moi comme un cavalier sous son cheval. Je demeurais par terre, découragé et meurtri : l'idée seule de sacrifier ma liberté à une règle et à des supérieurs m'épouvantait. Fils d'un siècle qui ne sait guère obéir, l'indépendance avait été ma couche et mon guide; comment pourrais-je me trans- former subitement en un cœur docile et ne plus chercher que dans la soumission la lumière de mes actes ? Puis, je me prenais à considérer ceci : la difficulté de réunir des hommes ensemble, la diversité des ca- ractères, la sainteté des uns, la médiocrité des autres, l'ardeur de ceux-ci, la grâce de ceux-là, les tendances si opposées des esprits et tout ce qui fait même pour les saints qu'une communauté religieuse est à la fois le plus consolant et le plus douloureux des fardeaux. Après les difficultés des âmes, se présentaient à moi celles des corps. J'étais sans fortune, je mangeais à Rome les derniers restes d'un faible patrimoine; comment acheter de grandes maisons et y pourvoir aux besoins d'une foule de religieux aussi nécessi- teux que moi? Devais-je donc, sur la foi de la Pro- vidence, me jeter dans les hasards d'une tentative aussi périlleuse? Ce n'était pas tout, les obstacles extérieurs se dres- saient devant moi comme des montagnes. Rome ne pouvait m'être favorable même en un si pieux dessein; j'étais pour elle un libéral orthodoxe, mais un libéral, et elle était accoutumée à reconnaître sous ce nom ses propres ennemis. Je ne pouvais donc espérer d'elle aucun secours, mais tout au plus une tolérance mal — LXX — assurée. Et cette même tolérance, devais-je l'attendre du gouvernement français? Bien que les lois de la ré- volution n'eussent fait que deux choses : déclarer que l'État ne reconnaissait plus les vœux religieux, et enle- ver aux communautés leur patrimoine héréditaire; bien que le vœu soit de sa nature un acte de con- science libre et insaisissable, et que la vie commune soit un des droits naturels de l'homme, cependant, même dans cette limite et sous cette forme, le gouver- nement de 1830 était évidemment peu disposé à lais- ser les ordres religieux renaître sur le sol français. Il y supportait les Jésuites comme un fait accompli, et encore ces religieux n'y avaient qu'une existence pré- caire, à tout moment menacée par le cours de l'opi- nion. Cette opinion était le dernier et le plus difficile obstacle à franchir; elle avait conservé sur les ordres religieux toutes les traditions du xvnr3 siècle , et ne discernait pas la différence fondamentale qui existe entre des communautés vivant au jour le jour de leur travail, et ces associations puissantes recon- nues par l'État, elles et leurs biens. Aucune associa- tion, même littéraire ou artistique, ne pouvant s'établir en France sans une autorisation préalable, cette ser- vitude extrême, mais acceptée, donnait aux préjugés un moyen facile de se couvrir contre toute invocation de droit naturel ou de droit public. Que faire dans un pays où la liberté religieuse, admise de tous comme un principe sacré du monde nouveau , ne pouvait cependant protéger dans le cœur d'un citoyen l'acte invisible d'une promesse faite à Dieu, et où cette promesse, arrachée de son — LXXI — sein par des interrogations tyranniques, suffisait pour lui ravir les avantages du droit commun? Quand un peuple en est là, et que toute liberté lui paraît le privilège de ceux qui ne croient point contre ceux qui croient, peut-on espérer d'en rien obtenir, et ne faut-il pas désespérer d'y voir régner jamais l'équité, la paix, la stabilité et une civilisation qui soit autre chose que le progrès matériel? On le voit, ma pensée ne recontrait nulle part que des écueils ; et, moins heureux que Christophe Co- lomb, je ne découvrais pas même une planche pour me porter aux rivages de la liberté. Ma seule ressource était dans l'audace qui animait les premiers chrétiens et dans leur inébranlable foi à la toute-puissance de Dieu. Le christianisme, me disais-je, n'existerait pas dans le monde s'il ne s'était rencontré des gens obs- curs, des plébéiens, des ouvriers, des philosophes, des sénateurs , des petits et des grands , pour suivre l'Évangile malgré toutes les lois des Césars. La croix n'a pas cessé d'être une folie, et ce qu'il y a de plus faible en Dieu n'a pas cessé, selon la pa- role de saint Paul, d'aire plus fort que toutes les forces de l'homme. Celui qui veut faire quelque chose pour l'Église et qui ne part pas de cette conviction, tout en ne négligeant rien des moyens que les circonstances lui permettent d'employer, sera toujours impropre au service de Dieu. Les premiers chrétiens ne mou- raient pas seulement, ils écrivaient et parlaient, ils s'efforçaient de convaincre le peuple et les empe- reurs de !;i justice de leur cause, et saint Paul, annonçait Jésus-Chrisl à l'Aréopage, se servai! des — LXXII — ruses de la plus ingénieuse éloquence pour le per- suader. Il y a toujours dans le cœur de l'homme, dans l'état des esprits, dans le cours de l'opinion, dans les lois, les choses et les temps, un point d'appui pour Dieu; le grand art est de le discerner et de s'en servir, tout en mettant dans la vertu secrète et in- visible de Dieu lui-même le principe de son courage et de son espérance. Le christianisme n'a jamais bravé le monde; jamais il n'a insulté la nature et la raison; jamais il n'a fait de sa lumière une puissance qui aveugle à force d'irriter ; mais aussi doux que hardi , aussi calme qu'énergique, aussi tendre qu'inébranlable, il a tou- jours su pénétrer l'âme des générations, et ce qui lui restera fidèle jusqu'au dernier jour ne lui sera conquis et gardé que par les mêmes voies. Je m'encourageais par ces pensées, et il me venait à l'esprit que toute ma vie antérieure jusqu'à mes fautes m'avait préparé quelque accès dans le cœur de mon pays et de mon temps. Je me demandais si je ne se- rais pas coupable de négliger ces* ouvertures par une timidité qui ne profiterait qu'à mon repos, et si la grandeur même du sacrifice n'était pas une raison de le tenter. Après la question générale, venait la question se- condaire, qui était de savoir à quel ordre je me don- nerais. Les ordres religieux se divisent en deux bran- ches parfaitement distinctes : les uns consacrés dans l'ombre des cloîtres à la perfection intérieure du re- ligieux lui-même et n'entrant dans le service public de l'Église que par la prière et la pénitence; les au- très voués au salut commun par l'action extérieure de la science, de la parole et de vertus qui, nées dans la retraite, en sortent comme Jésus- Christ pour le Calvaire ou le Thabor. Entre ces derniers, les seuls où mon choix pou- vait se prendre, l'histoire ne me montrait que deux grands instituts : l'un né au xme siècle pour la dé- fense de l'orthodoxie contre l'invasion des premières hérésies latines, l'autre suscité au xvie siècle pour être une barrière à la diffusion du protestantisme, forme suprême de l'erreur religieuse en Occident. Rivaux partout et toujours, parce que leurs armes étaient les mêmes et leur but identique , il y avait cependant entre ces deux instituts des différences notables. Saint Dominique avait, chargé le corps en donnant beaucoup de latitude à l'esprit; saint Ignace avait resserré l'esprit dans des liens plus étroits, mais en affranchissant le corps des prescriptions qui peuvent l'affaiblir et le rendre moins propre au ministère actif de l'enseignement et de la prédica- tion; saint Dominique avait donné à son gouverne- ment la forme d'une monarchie tempérée par des élections, d'où sortaient les supérieurs, et par des chapitres, d'où sortait la législation; saint Ignace avait donné au sien la forme d'une monarchie ab- solue. Il me fallait donc choisir entre la Compagnie de Jésus et l'ordre des Frères Prêcheurs, ou plutôt je n'avais pas de choix à faire, puisque les Jésuites exi- stant en France n'avaient pas besoin d'y être rétablis. La force des choses ne me laissait donc aucun doute sur ce second point; mais en me mettant face à face — LXXiV — avec la nécessité d'être un religieux dominicain, elle augmentait pourtant mes craintes et mes irrésolu- tions. Les austérités matérielles de cet ordre, telles que l'abstinence perpétuelle de chair, le long jeûne du 14 septembre à Pâques, la psalmodie de l'office divin, le lever de nuit, se présentaient à moi comme impraticables avec nos corps énervés et avec les tra- vaux de l'apostolat si prodigieusement accrus par la rareté des missionnaires et des prédicateurs. Je sa- vais par expérience la prostration de forces où jette un seul discours sorti de l'âme devant une nombreuse assemblée, et je me demandais comment l'abstinence et le jeûne étaient compatibles avec de tels efforts de la nature et un si profond épuisement. En étudiant néanmoins les constitutions de l'ordre , je vis qu'elles présentaient des ressources contre elles-mêmes, ou plutôt que l'austérité générale y était sagement tempérée par le pouvoir qu'ont les supérieurs d'accorder des dispenses, non seulement par cause de maladie, mais pour cause de faiblesse, et même pour le seul motif du salut des âmes. Je remarquai que la seule limite imposée aux supé- rieurs dans l'usage de ces dispenses étaient qu'elles n'allassent jamais jusqu'à embrasser la communauté tout entière. Cette latitude me fit comprendre que là comme ailleurs la lettre tue et V esprit vivifie. Je m'attachai à connaître la vie de saint Domi- nique et des saints mémorables qui ont été derrière lui comme l'éclatante poussière de ses vertus. Les saints sont les grands hommes de l'Église , et ils marquent sur les sommets de son histoire les points les plus élevés où la nature humaine ait atteint. Plus un ordre en a produit, plus il est manifeste que la grâce de Dieu a été dans sa fondation et persiste dans son immortalité. Tout cela me rassurait, et des quatre éléments qui composent tout institut reli- gieux, une législation, un esprit, une histoire et une grâce, aucun ne refusait à saint Dominique sa part de grandeur. Néanmoins en rentrant en France, vers la fin de 1837, je n'étais point décidé. Après avoir prêché à Metz pendant l'hiver de 1838 une station qui fut très suivie, je revins à Paris. Là, je m'ouvris plus ou moins à ceux qui m'aimaient. Nulle part je ne rencontrai d'adhésion. Mme Swetchine me laissait faire plutôt qu'elle ne me soutenait. Les autres ne voyaient dans mon projet qu'une chimère. Selon celui-ci, le temps des ordres religieux était passé; selon celui-là, la Compagnie de Jésus suffisait à tout, et iUétait inutile d'essayer la résurrection de sociétés qui n'étaient plus nécessaires; quelques-uns ne voyaient dans l'ordre de Saint-Dominique qu'un institut décrépit empreint des idées et des formes du moyen âge, dé- popularisé par l'Inquisition, et me conseillaient, si je voulais tenter l'aventure, de créer quelque chose de nouveau. Cependant il fallait se déterminer. J'avais perdu ma mère quelques années auparavant, le 2 février 1836, et je ne pouvais m'abriter sous sa vieillesse protectrice; d'une autre part, le retour à Rome n'avait plus de sens. Pressé par la situation même et sollicité par une grâce plus forte que moi, je pris enfin mon parti, mais le sacrifice fut sanglant. Tandis qu'il ne m'en avait rien coûté de quitter le monde pour le sacerdoce, il — LXXVI — m'en coûta tout d'ajouter au sacerdoce le poids de la vie religieuse. Toutefois, dans le second cas, comme dans le premier, une fois mon consentement donné , je n'eus ni faiblesse ni repentir, et je marchai cou- rageusement au-devant des épreuves qui m'atten- daient. M. de Quélen ne connaissait point encore mon projet et me croyait revenu à Paris pour y reprendre le cours des conférences de Notre-Dame. Je dus aller l'instruire. Il habitait alors au pensionnat des Dames du Sacré-Cœur. Après m'avoir écouté, il me dit froi- dement : « Ces choses-là sont dans la main de Dieu, mais sa volonté ne s'est point manifestée. » Or il al- lait à l'instant même m'en donner une manifestation et avec elle le premier encouragement que j'eusse reçu. Comme je me levais pour prendre congé, je lui dis que si nous rétablissions en France l'ordre des Frères Prêcheurs, sans doute, saint Hyacinthe nous se- rait favorable. Saint Hyacinthe était un de ses noms de baptême, et en même temps un des plus grands saints de la famille dominicaine. « Sans doute, me répondit-il, et peut-être est-ce vous qui accomplirez mon songe. — Quel songe, Monseigneur? — Quoi, vous ne connaissez pas mon songe? — Non, Monsei- gneur. — Eh bien! je vais vous le raconter, asseyez- vous. » Et alors d'une manière charmante, comme un homme tout à coup changé, il me fit le récit qu'on va lire : « J'avais été nommé coadjuteur de Paris , avec le titre d'archevêque de Trajanople. Au mois d'août 1820, M. le cardinal de Périgord voulut donner dans son palais une retraite particulière aux seuls curés de — LXXVJI Paris, et à cette occasion je vins prendre un apparte- ment à l'archevêché. Dans la nuit du 3 au 4 août, veille de la fête de saint Dominique, comme l'horloge de Notre-Dame sonnait deux heures du malin, du moins il me le parut, je me crus transporté dans les jardins du palais en face du petit bras de la Seine qui coule entre les bâtiments de l'Hôtel-Dieu ; j'étais assis dans un fauteuil. Au bout de quelques moments je vis une grande multitude qui s'amassait sur les bords du fleuve et qui regardait vers le ciel. Le ciel était pur et sans nuage , mais le soleil y paraissait couvert d'un voile noir, d'où ses rayons s'échappaient comme du sang; sa course était rapide, et il semblait se préci- piter vers l'extrémité de l'horizon. Bientôt il disparut, et tout le peuple s'enfuit en s'écriant : « Oh ! quel « malheur! » Resté seul, je vis les eaux de la Seine s'enfler par un reflux qui venait du côté de la mer et monter à gros bouillons dans l'étroit canal qu'elles remplissaient. Des monstres marins arrivaient avec des flots, s'arrêtaient en face de Notre-Dame et de l'archevêché et faisaient effort pour se précipiter du fleuve sur le quai. « Alors une seconde vision arriva : je fus trans- porté dans un couvent de religieuses vêtues de noir, où je demeurai très longtemps. Cet exil fini, je me retrouvai au même lieu où mon songe avait commencé. Mais le palais archiépiscopal avait dis- paru, et à sa place s'étendait sous mes yeux une pe- louse fleurie. Les eaux de la Seine avaient repris leur cours naturel; le soleil brillait de son éclataccoutumé; l'air était frais et comme parfumé des baumes du prin- temps, de l'été et de l'automne mêlés ensemble; c'é- — LXXV1II — tait dans toute la nature quelque chose que je n'avais jamais senti. Pendant que j'en jouissais avec une sorte d'ivresse , j'aperçus à ma droite dix hommes vêtus de blanc ; ces dix hommes plongeaient leurs mains dans la Seine , en retiraient les monstres ma- rins que j'y avais vus, et les déposaient sur le gazon transformés en agneaux. « Vous le voyez , ajouta M. de Quélen , tout ce songe de 1820 s'est fidèlement accompli. La mo- narchie, représentée par le soleil couvert d'un voile noir, est tombée précisément au milieu de la con- fiance et de la joie causées par la prise d'Alger; le peuple s'est jeté sur Notre-Dame et sur mon palais. Le palais a été détruit, et une pelouse semée d'arbres en couvre l'emplacement; j'ai longtemps habité et j'habite encore ici même, où je vous parle dans une maison de religieuses vêtues de noir : que reste-t-il pour que mon songe ait tout son accomplissement, sinon de voir à Paris ces hommes vêtus de blanc et occupés à en convertir le peuple? Or c'est peut-être vous qui les y amènerez. » Chose singulière! quelques mois après, lorsque j'eus revêtu l'habit des Frères Prêcheurs au couvent de la Minerve, à Rome, j'en fis part à M. de Quélen par une lettre pleine de reconnaissance et de res- pectueuse affection. Il resta deux mois sans me ré- pondre, contre son habitude. Enfin je reçus de lui un mot où il m'annonçait que le lendemain même du jour où ma lettre lui était parvenue, il avait été atteint d'une maladie grave, dont il n'était pas en- core remis et dont il mourut vers les derniers jours de l'année 1839. LXX1X — Ainsi, dans ce songe de 1820, il avait vu tous les grands événements de sa carrière épiscopale , et le terme lui en avait été indiqué par l'apparition de ces religieux qui devaient bientôt, en ma personne et du haut de la chaire de Notre-Dame, évangéliser son peuple. CHAPITRE VI COMMENCEMENT D EXECUTION. — NOVICIAT A LA QUERCIA. ÉTABLISSEMENT A SAINTE- SABINE Je devais naturellement commencer par Rome. Je m'y rendis et y rentrai le jour même de l'Assomption 1838. Le général des Frères Prêcheurs, auquel je m'ouvris tout d'abord de mon dessein, m'approuva sans peine et m'accorda un diplôme par lequel il m'au- torisait officiellement àtravaillerau rétablissement de l'ordre et me promettait de sa part toute protection. Une fois ce gage dans mes mains , c'était du côté de la France et de l'opinion publique qu'il fallait me tourner. J'écrivis en quelques mois, tout en courant les chemins de Rome à Paris, le Mémoire pour le ré- tablissement en France de l'ordre des Frères Prê- cheurs 1. Plaidoyer court, substantiel et animé, il 1 Ce Mémoire se trouve dans le tome IX des œuvres com- plètes du H. P. Lacordaire, Mélanges. (Paris, librairie Pous- sielgue frères.) \- f — LXXXI1 — traitait la question générale du droit de la conscience à la vie évangélique sous les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance , et il traçait en quelques chapitres une image vivante des lois et de l'histoire de l'ordre de Saint- Dominique. Quelques noms fa- meux et populaires , tels que ceux de Barthélémy de Las Casas , de Savonarole et de saint Thomas d'A- quin , y étaient rappelés, et je terminais par un long chapitre sur l'Inquisition, où étaient relevées une foule d'erreurs touchant l'origine et le vrai caractère de cet étrange établissement. Ce mémoire fut envoyé à tous les membres de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés ; il se vendit bien et fit entrer dans le domaine public les idées auxquelles je m'étais voué. Il me donna aussi mon premier disciple : c'é- tait un jeune homme, fils d'un riche boucher de Pa- ris , et qui s'appelait Réquédat. Réquédat s'était élevé l'âme en fréquentant l'école politique et économique de M. Bûchez. Plongé jusque- là dans un matérialisme vulgaire , la parole de son maître lui avait ouvert les yeux sur des horizons meil- leurs. Dieu lui avait apparu dans la nature et dans l'humanité , et la lecture de l'Évangile , en lui révé- lant Jésus- Christ, avait achevé de conquérir son in- telligence à la vérité. Je ne sais quelle main lui avait porté mon mémoire; il l'avait lu avec ardeur, et, passant tout d'un coup de la spéculation intellectuelle des choses divines au désir de l'apostolat, il était venu me trouver. Je l'accueillis comme un frère en- voyé de Dieu ; aucune question ne fut débattue, au- cun éclaircissement demandé , aucune crainte mani- festée ; c'était un passager tout prêt à monter mon — LXXXIII — pauvre vaisseau et qui ne regardait même pas l'océan inconnu dont il allait traverser les flots. Des âmes semblables me vinrent plus tard , mais aucune plus belle, aucune plus pure et plus dévouée, aucune empreinte au front d'une prédestination plus rare. Il eut sur tous les autres la gloire d'être mon premier compagnon, et la mort, en le frappant bien- tôt d'un arrêt précoce , y a laissé dans ma mémoire une virginité que rien n'a ternie. Je ne parlerai pas d'un jeune ecclésiastique qui se joignit à nous, parce qu'il fut bientôt infidèle à sa démarche, et nous laissa seuls, Réquédat et moi, dans les hasards où nous nous étions jetés. On était au printemps de 1839; je refis avec Ré- quédat ce chemin de Paris à Rome, que j'avais déjà parcouru trois fois ; mais précédemment le doute et l'inquiétude agitaient mon esprit. Cette fois tout était lumineux comme le ciel sous lequel nous marchions. Les lignes de mon existence m'apparaissaient claire- ment; je n'avais plus qu'à mener à fin les conférences de Notre-Dame et à rétablir en France l'ordre dans lequel j'allais entrer. Mon compagnon allégeait encore mon cœur par la sérénité de ses traits et l'intrépidité de son dévoue- ment. Aussi ce voyage fut-il une sorte de fête conti- nuelle. Nous primes l'habit à Rome, dans l'église de la Mi- nerve, le 9 avril 1839, et l'on nous envoya presque aussitôt au couvent delà (Juercia, près de Viterbe, pour passer l'année de notre noviciat. Ce couvent avait une belle légende. IL avait été construit au xvc siècle autour d'une image miraculeuse de la LXX.XIV sainte Vierge, découverte dans une forêt entre les branches d'un chêne. C'était la ville de Viterbe qui l'avait élevé , et la magistrature municipale, étant in- certaine sur l'ordre auquel il fallait l'offrir, avait résolu de se transporter un matin vers la porte de la ville qui s'ouvre sur la route de Florence, et de donner les clefs du nouveau monastère au premier religieux qui se présenterait. Cette bonne fortune échut au général de notre ordre, qui prit immédiatement possession de la Quercia. Ce couvent avait une belle église, un beau cloître, un vaste parc planté de vignes et d'oliviers, et tout autour de lui des vallons escarpés, des bois et des montagnes. Notre séjour, d'une année y fut très pai- sible, sous la conduite d'un vénérable vieillard qui en était prieur et qui s'appelait le P. Palmegiani. Notre profession eut lieu le 12 avril 1840. Le prince et la princesse Borghèse vinrent y assister, et à notre re- tour à Rome , qui eut lieu quelques jours après, plu- sieurs jeunes Français furent à notre rencontre pour nous faire honneur. On nous établit au couvent de Sainte-Sabine, sur le mont Aventin. Le frère Réquédat, consumé en quelque sorte par la joie de son sacrifice, avait été atteint d'une phtisie pulmonaire et devait bientôt y succom- ber. Mais la Providence avait pourvu à ce que je ne demeurasse pas seul : trois autres Français étaient venus nous joindre et habitaient avec nous le cloître de Sainte- Sabine. Le premier, qui s'appelait Piel, était un architecte dont la réputation commençait à poindre ; le deuxième, appelé Besson, était un jeune peintre venu à Rome avec sa mère pour y étudier les grands modèles de l'art. Tous les deux, comme le — LXXXV — frère Réquéclat, sortaient de l'école de M. Bûchez et y avaient puisé, avec la foi chrétienne, l'ardeur des saints dévouements. On s'étonnera peut-être qu'une école plutôt politique que religieuse envoyât ainsi dans les cloîtres plusieurs de ses disciples; mais il y avait alors en France un travail extraordinaire de doctrines , quelque chose qui ressemblait à ces pre- miers siècles de l'Église où l'on voyait des philo- sophes quitter Platon pour l'Évangile, et la sagesse humaine pour la sagesse révélée de Dieu. L'histoire du jeune Besson était singulière. Amené à Paris du fond des vallées du Jura par une mère pauvre, il était entré avec elle dans la maison du curé de Notre-Dame de Lorette. Cet homme géné- reux l'avait placé à ses frais dans un pensionnat de Paris, où il réussissait très peu. Quelquefois, on faisait appel à sa raison contre son cœur au sujet de cet enfant, mais il répondait avec une sorte de pres- sentiment prophétique : « Ayez patience, quelque chose me dit que cet écolier indocile sera un jour un instrument entre les mains de Dieu. » Cette persua- sion était si forte chez lui , qu'en mourant il laissa à la mère un legs de 40,000 francs, qui étaient, je crois , tout son patrimoine. Les prévisions du pieux curé se réalisèrent, et Sainte-Sabine, en recevant le jeune Besson dans sa petite colonie française, y reçut un accroissement de piété et de grâce qui renfermait toute une bénédiction. Le troisième hôte, survenu avec Piel et Besson, était un jeune ecclésiastique du diocèse de Nancy, qui avait été supérieur du petit séminaire de Pont-à-Mousson. Je l'avais connu à Metz, pendant une prédication de — LXXXVI — 4838, et il m'avait témoigné dès lors quelque sym- pathie. Nous vivions à Sainte-Sabine avec d'illustres souve- nirs de notre ordre. Tout y était plein de la mémoire de saint Dominique, de saint Hyacinthe, du bienheu- reux Geslas, de saint Pie V. On montrait dans le jardin, entre des parois de briques, un vieux tronc d'oranger que la tradition disait y avoir été planté par saint Do- minique lui-même. Pendant notre séjour, il poussa du pied une jeune et forte tige qui donna bientôt des fleurs et des fruits . On remarqua ce phénomène comme une sorte de présage d'un rajeunissement de l'ordre et de l'esprit du saint patriarche, et notre foi accueillit volontiers cet encouragement. Nos jours passaient vite entre les exercices ordinaires de la vie religieuse et des réunions où nous nous efforcions de pénétrer la doctrine de saint Thomas d'Aquin. Quelques Fran- çais venaient nous voir comme une sorte de curiosité; mais la paix qui régnait autour de nous, les entretiens élevés du frère Piel, l'air angélique des frères Réqué- datetBesson, leur inspirèrent aisément la pensée que la grâce de Dieu germait dans ces trois ou quatre épis de blé, et qu'elle y fleurirait un jour. Cependant le mal de Réquédat s'aggravait, et nous le vîmes s'éteindre entre nos bras le 2 septembre 1840. La mort nous donnait ainsi sa consécration , et elle choisissait parmi nous l'âme qui était sans doute la mieux préparée et la plus digne de monter vers Dieu pour lui parler de nous. Nous ensevelîmes ce doux et fort jeune homme dans l'église même de Sainte-Sa- bine, et quelquefois encore l'étranger y discerne son modeste tombeau de briques surmonté d'une inscrip- — LXXXVII — tion qui rappelle son nom, sa mort prématurée et l'œuvre dont il fut les prémices. L'heure était venue, non pas de rentrer en France, mais de lui donner un moment le spectacle de notre résurrection. Je m'y fis précéder parla Vie de saint Dominique*, que j'avais écrite à la Quercia sur les monuments primitifs du xin* siècle, et qui était destinée à rétablir dans les esprits sincères la véritable physionomie du prétendu fondateur de l'Inquisition. 1 In-8° raisin illustré d'après les peintures du P. Besson, et in-18 jésus, tome I, des œuvres du R. P. Lacordaire. (Paris, librairie Poussielçue frères.) CHAPITRE VII INAUGURATION DE L ORDRE A NOTRE-DAME DE PARIS. — RETOUR A ROME. — DISGRACE ET DISPERSION Je traversai la France avec ce froc religieux qu'elle n'avait pas vu depuis cinquante ans. Ça et là quelques marques d'étonnement m'accueillirent. Deux ou trois fois ces marques de surprise revêtirent un caractère quelque peu agressif. Je n'y fis aucune attention , et j'habituai le public à me voir comme je m'habituai moi-même à paraître devant lui sous l'armure d'une antiquité oubliée. On était dans l'hiver de 1841. C'é- tait Msr Affre qui occupait le siège archiépiscopal de Paris , et cette circonstance me promettait qu'aucune crainte pusillanime ne mettrait obstacle à la manifes- tation dont j'étais préoccupé. Le nouvel archevêque, homme droit et courageux, m'avait toujours été favo- rable; il m'accueillit comme l'eût fait son prédéces- seur, mais peut-être avec une nuance de virilité de plus. Quand j'eus parlé de paraître dans la chaire de Notre-Dame avec mon vieil habit du moyen âge, il n'y fit aucune objection et me laissa désigner le jour qui m'agréerait le plus. Il y avait cinq ans que ma parole n'avait été entendue à Paris. Était -elle tou- jours la même? le froc ne l'étoufferait-il point sous son impopularité? Le R. P. de Ravignan, mon suc- cesseur à Notre-Dame, ne m'avait-il pas enlevé par ses succès le prestige de ceux que j'avais obtenus? Que dirait le gouvernement, le peuple, les journaux, bravés en quelque sorte par la sanglante réapparition d'un moine inquisiteur? Toutes ces questions, que chacun s'adressait , faisaient à mon discours un exorde éloquent, mais abrupt et dangereux. Je parus enfin à Notre-Dame avec ma tête rasée, ma tunique blanche et mon manteau noir. L'archevêque présidait; le garde des sceaux, ministre des cultes, M. Martin (du Nord), avait voulu se rendre compte par lui-même d'une scène dont personne ne savait bien l'issue; beaucoup d'autres notabilités se ca- chaient dans l'assemblée , au milieu d'une foule qui débordait de la porte au sanctuaire. J'avais pris pour sujet de mon discours la Vocation de la nation fran- çaise , afin de couvrir de la popularité des idées l'au- dace de ma présence. J'y réussis, et le surlendemain le garde des sceaux m'invitait à un dîner de quarante couverts qu'il donnait à la Chancellerie. Pendant le re- pas, M. Rourdeau, ancien ministre de la justice sous Charles X, se pencha vers un de ses voisins et lui dit : « Quel étrange retour des choses de ce monde ! Si, quand j'étais garde des sceaux, j'avais invité un dominicain à ma table, le lendemain la Chancellerie eût été brûlée. » II n'y eut pas d'incendie, et même — XCI — aucun journal ne réclama contre mon aulo-da-fé la vengeance du bras séculier. Je ramenai à Rome, à. l'issue de cette démonstra- tion, cinq nouvelles recrues. Quelques autres se firent à Rome même, parmi les jeunes gens qui s'y trouvaient de passage, et j'eus le bonheur de voir réunis autour de moi, dans le vieux cloître de Saint- Clément, où l'on nous avait transférés, douze Fran- çais prêts à revêtir l'habit des Frères Prêcheurs. Après avoir eu une audience favorable de Gré- goire XVI , nous commençâmes une retraite de pré- paration à la prise d'habit; nous avions orné de fleurs et de branchages le sanctuaire de Saint-Clément, et tout respirait autour de nous la joie dont nous étions remplis. Mais c'était là que l'ennemi nous attendait. Tant que mon dessein n'avait paru à tous que la chi- mère d'un esprit aventureux, personne n'avait songé à y mettre obstacle. On espérait du temps seul la ruine d'un projet extravagant. Mais il n'en était plus ainsi; la publication de mon Mémoire et de la Vie de saint Dominique , le succès éclatant du discours de Notre- Dame, ma prise d'habit personnelle et ma profession, et enfin cette brillante jeunesse qui n'attendait plus que l'heure d'en suivre l'exemple, tout cela avait ému la jalousie et la crainte de mes adversaires quels qu'ils fussent. Un soir que nous rentrions de la pro- menade dans le cloître de Saint- Clément, un ordre nous vint de la secrétairerie d'État de quitter Rome et d'aller où nous voudrions pour y prendre l'habit et y faire notre noviciat. Je répondis que dès le lendemain l'ordre serait exécuté. Mais le lendemain, de bonne heure, un second ordre nous vint qui m'enjoignit de — XCII — rester à Rome , pendant que la moitié de mes com- pagnons se rendrait à la Quercia et l'autre moitié au couvent de Bosco , dans le Piémont. L'intention était visible ; on espérait , en nous séparant , nous dis- soudre , et que ces trois tronçons ne pourraient plus conserver leur sève privés de racines et d'unité. Mais c'était une erreur. Notre dispersion fut comme la captivité de Babylone; elle enflamma les âmes d'une générosité plus fervente, et pas une défection n'eut lieu dans ce petit troupeau arraché à son pas- teur. Ma présence à Rome n'était plus nécessaire. Vers la fin de l'automne de 1841 , je demandai la permis- sion de rentrer en France pour y prêcher. On me l'accorda. Je visitai en passant nos exilés de la Quer- cia et de Bosco, et les encourageai de mon mieux par la perspective de notre prochain établissement en France, à quoi j'allais travailler. CHAPITRE VIII PREDICATIONS A BORDEAUX ET A NANCY. — LE FRERE DE SAINT- BEAUSSANT. — PREMIERE FONDATION A NANCY Ma prédication de Bordeaux dura cinq mois, et nulle ville après Paris ne me parut aussi sensible à la parole. J'y conquis de telles sympathies, qu'il m'eût été facile d'y asseoir la première maison de notre ordre. Mais, outre que je n'avais pas encore assez de religieux à ma disposition , l'archevêque ne parut pas disposé à nous prêter son concours. Je passai à Bosco l'été de 1842, et tout l'hiver sui- vant à Nancy. Il s'en fallait bien que cette ville eût l'ardeur de Bordeaux, et cependant c'était elle que la Providence avait choisie pour être le lieu de notre première fondation. Il s'y rencontra parmi mes audi- teurs un homme jeune encore, libre de sa personne, possesseur d'une fortune qui n'était pas très considé- rable, mais qui lui donnait pourtant une grande lati- tude pour la satisfaction de goûts élevés et généreux. Artiste, voyageur, doué d'un esprit de salon remar- quable et d'une aménité qui charmait tout le monde, il avait vécu jusque-là dans les plaisirs honnêtes mais inutiles d'une société qui l'aimait , étranger du reste aux sérieuses pensées de la religion. Et néanmoins il était marqué du signe invisible des prédestinés. Quelques mois auparavant, au retour d'un voyage d'Italie, entré par hasard dans une église de Mar- seille, il y avait entendu le premier appel de Dieu. Depuis lors son âme portait le trait fatal, et elle errait sur ces confins brûlants où le monde et l'Évangile se livrent les derniers combats. La lumière n'était plus douteuse , mais elle ne régnait encore qu'imparfaite- ment sur sa nouvelle conquête. M.Thierry de Saint- Beaussant , ainsi s'appelait -il, compta bientôt parmi les jeunes Lorrains qui faisaient de ma prédication une affaire de cœur en même temps qu'une affaire de foi. Circonspect sous le feu d'une vive imagination, il me charmait à la fois par son ardeur et sa solidité, et je fus longtemps à pressentir le dessein qui travaillait son esprit. Tous les disciples qui m'étaient venus jusque-là, parmi les laïques, avaient été emportés par un enthousiasme dont ils n'étaient pour ainsi dire pas les maîtres; M. de Saint-Beaussant se dominait sans effort. Enfin il s'ouvrit à moi de la pensée où il était de nous établir à Nancy , et tous deux d'accord nous sondâmes le chef du diocèse, qui était alors M?r Men- jaud, coadjuteur du siège avec future succession. Il eut le courage de nous donner sa parole sans prendre l'avis du ministère, et tout en prévoyant bien que notre projet ne se réaliserait pas sans difficulté, soit — xcv — du côté de l'opinion, soit du côté du gouvernement M. de Saint-Beaussant nous acheta donc une petite maison , capable tout au plus de loger cinq ou six re- ligieux. Nos amis la garnirent des meubles les plus indispensables : on dressa un autel dans une chambre, et le jour même de la Pentecôte 1843 j'en pris pos- session. Tout était petit, étroit, aussi modeste que possible ; mais en songeant que depuis cinquante an- nées nous n'avions en France ni un pouce de terre sous nos pieds , ni une tuile sur notre tête pour nous couvrir, j'étais dans un inexprimable ravissement. Quelques jours après, nous reçûmes une magnifique bibliothèque de dix mille volumes , que M. l'abbé Mi- chel, curé de la cathédrale, avait léguée à ses neveux, avec l'ordre exprès d'en faire don au premier corps religieux qui s'établirait à Nancy. Plus tard, M. de Saint- Beaussant compléta lui-même sa fondation en y ajou- tant une chapelle , un réfectoire et quelques cellules pour loger des hôtes. Il en fut le premier, et comme autrefois d'illustres fondateurs venaient reposer leur vie à l'ombre des cloîtres qu'ils avaient bâtis , il se fit une joie d'habiter parmi nous. Quoique d'une santé faible , qui exigeait des ménagements infinis, il vou- lut s'astreindre à notre nourriture et essayer peu à peu ses forces dans des austérités qu'il souhaitait em- brasser un jour. J'eus le bonheur de le voir novice. Ce grand changement dans sa vie n'en apporta aucun dans le charme de son commerce; il conserva sous le hoc toutes les grâces de sa belle nature : gai, simple, entraînant, faisant aimer Dieu avec lui. Nous ne le gardâmes pas longtemps; il mourut en 1853, à notre collège d'Oullins, et fut enseveli dans la cha- — XCVI — pelle de cet établissement. Je plaçai une inscription sur sa tombe, comme je l'avais fait pour le frère Ré- quédat. L'un et l'autre, dans un ordre différent, fu- rent les prémices de notre résurrection ; le frère Ré- quédat me donna la première âme de l'édifice, le frère de Saint -Reaussant m'en donna la première pierre. CHAPITRE IX REPRISE DES CONFERENCES A NOTRE-DAME DE PARIS. ÉTAT DES ESPRITS ET DES AFFAIRES EN CE MOMENT. — DEUXIÈME FONDATION A CHALAIS PRÈS DE GRENORLE Rien ne s'opposait plus à ce que je reprisse mes con- férences de Notre-Dame, et à ce que désormais les deux œuvres marchassent de concert en se soutenant l'une par l'autre. Msr Affre m'en avait plusieurs fois pressé depuis son avènement au siège archiépiscopal de Paris ; il renouvela ses instances, et je n'eus plus au- cune raison de m'y refuser, après avoir acquis à mon ordre le droit de naturalisation. Le R. P. de Ravignan conserva la station du Carême, et je pris celle de l'A- vent. Je retrouvai après sept années mon auditoire tel que je l'avais laissé, jeune et sympathique. Mais il s'en fallait bien que l'état général des affaires et des esprits fût Le même. Une lutte passionnée et générale au sujet des droits de l'Église avait succédé au calme de 1835 et 183G. Le roi parut effrayé de mon retour I - 0 — XCVI1I au milieu de ces circonstances animées. Il manda l'ar- chevêque aux Tuileries, et là, pendant une heure, en présence de la reine, il essaya d'obtenir de lui que je ne montasse point dans la chaire où j'étais attendu. L'archevêque lui répondit avec fermeté : « Le P. La- cordaire est un bon prêtre , il appartient à mon dio- cèse , il y a prêché avec honneur ; c'est moi qui l'ai rappelé volontairement et qui lui ai donné ma parole publique ; je ne pourrais maintenant la lui retirer sans me déshonorer aux yeux de mon diocèse et de toute la France. » Le roi, ne pouvant vaincre son cou- rage, finit par lui dire : « Eh bien ! monsieur l'arche- vêque, s'il arrive un malheur, sachez que vous n'au- rez ni un soldat ni un garde national pour vous protéger. » Cette scène , qui fut bientôt connue , révèle à elle seule le degré d'excitation des partis tel qu'il était alors. Ce n'était plus seulement un homme célèbre entouré de quelques disciples qui protestait contre l'oppression de la société chrétienne en France, mais l'épiscopat entier soutenu de toutes les âmes qui atta- chaient du prix à leur foi. Les évêques publiaient des mandements ; des voix courageuses leur faisaient écho dans les deux Chambres. Une presse active répétait leurs plaintes en les multipliant; enfin des associa- tions et des comités tenaient en haleine tous ces moyens d'action en leur donnant un centre et une im- pulsion commune. Pour la première fois depuis 1789, l'Église de France réclamait sa liberté et ne l'attendait plus d'un prince ou d'un parti. Comment cette trans- formation avait-elle eu lieu? Comment une patience si longue avait-elle été enfin remplacée par un courage — xcix — militant? Comment surtout, après la chute de l'Avenir, ses doctrines se trouvaient-elles invoquées parl'épis- copat, au grand étonnement du pouvoir, qui , délivré de la gloire et du génie de l'abbé de Lamennais, croyait n'avoir plus affaire qu'à une Église sans organe, énervée dans les liens du despotisme administratif? Assurément le phénomène était curieux, et il mérite qu'on en recherche les causes. En 1789, l'ancienne Église de France s'était vail- lamment défendue à l'Assemblée constituante, et elle avait cherché sincèrement à unir sa cause aux nou- velles destinées du pays. Rejetée du droit national par la servitude que lui imposait la constitution civile du clergé , elle avait porté sur les échafauds et dans l'exil une protestation qui, en sauvant son honneur, l'avait relevée des opprobres du xvnr3 siècle. Quand le premier consul, comprenant qu'il n'y avait en France d'autre religion que celle-là, l'eut fait ren- trer par le Concordat dans le droit public français, cette Église mutilée, pauvre et éblouie d'un si grand bienfait, n'eut juste que le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute-puissance du maître du monde la majesté et la liberté du souverain Pontificat. Affran- chie, en 1814, de cette main de fer qui tenait tout captif sans compensation pour aucune idée et pour au- cun progrès, elle avait mis toutes ses espérances dans la dynastie des Bourbons, persuadée que ce n'était pas de la Charte, mais du cœur des princes que lui vien- drait le remède à tous ses maux. La révolution de 1880 lie l'avait point détrompée, et quand l'abbé de Lamennais voulut lui donner un autre point de rallie- ment que le panache blanc de Henri IV, une autre OpWersJfàs^ BIBLICTHECA force que celle de la bonne volonté de ses rois, elle le repoussa comme un novateur inspiré par le souffle de la révolution. Et cependant voilà que dix années après elle reprend les traces de l'homme qu'elle avait mé- connu; ses évoques réclament au nom de la Charte, en vertu du droit commun, la liberté d'enseignement, liée à toutes les libertés politiques civiles et religieuses de l'Europe moderne. On s'associe, on adresse des pé- titions aux Chambres, on émeut l'opinion publique, et le comte de Montalembert, l'un des plus illustres dis- ciples de M. de Lamennais, préside à tout ce mouve- ment, qu'il anime de son éloquence à la Chambre des pairs et qu'il soutient au dehors de son infatigable ac- tivité. Et comme il semble qu'il y ait là une contradic- tion avec l'Encyclique de Grégoire XVI, du 15 août 183c2, un évèque dresse de cet acte un commentaire théologique, où il restreint dans les limites d'une li- bérale interprétation la pensée du souverain Pontite, encore vivant. Rome se tait, la Compagnie de Jésus approuve, et moi-même, revêtu de l'habit religieux, je parais à Notre-Dame comme une de ces libertés qui sont dans la bouche et dans le cœur de tous les catho- liques. Le roi en juge ainsi, et c'est l'archevêque de la capitale qui me défend sous mon froc, symbole inat- tendu, non de l'Inquisition, mais de l'affranchisse- ment. Que s'était-il donc passé? Une grande chose. Le temps avait coulé, et la servitude de l'Église conti- nuant avec lui toujours plus pesante, sans qu'aucun mi- racle ni qu'aucun prince vînt à son secours , il avait bien fallu songer à d'autres moyens que l'espérance, à une autre action que cette main extraordinaire de Dieu — Cl — qui ne paraît qu'à de rares intervalles dans le gouver- nement de l'humanité. Ce que 1830 n'avait révélé tout d'abord qu'à quelques esprits était devenu à la longue une impression générale; la parole de Y Ave- nir avait germé de son tombeau comme une cendre féconde, et la chute de l'abbé de Lamennais, précipité par sa faute comme une victime expiatoire , avait écarté du champ de bataille un général qui avait trop d'ennemis pour conduire désormais aucune chose, aucun droit, aucune idée à la victoire. Remplacé par M. de Montalembert, qui était innocent de tout sys- tème philosophique ou théologique, ce jeune capitaine s'était trouvéàla fois la souplesse qui rapproche, l'ar- deur qui entraîne, le rang qui attire, la parole qui émeut et l'activité qu'aucune lassitude n'atteint. La liberté d'enseignement avait été d'ailleurs admirable- ment choisie pour le drapeau de cette guerre. Récla- mée dès 1814, admise même avant 1830 par une jeune portion du libéralisme français comme une né- cessité logique des temps, écrite dans la nouvelle Charte, sans cesse promise et sans cesse refusée, elle avait fini par saisir toutes les intelligences et par de- venir entre les incroyants et les chrétiens , entre les libéraux sincères et ceux qui ne l'étaient pas, une de ces positions morales d'où dépendent les doctrines et les siècles. C'était en outre une si étrange absurdité que dans un pays catholique les familles chrétiennes ne pussent pas faire élever leurs enfants par des maî- tres qui eussent au moins leur foi, que l'horreur de cette oppression s'accroissait naturellement chaque jour et flcvenait insupportable aux esprits les plus mo- l'u évêque pouvait-il rester L'âme fermée k — eu — une douleur de conscience si profonde et si naturelle? Pouvait-il, pour conserver sa paix, méconnaître tou- jours le gémissement des mères et cette flétrissure pré- coce de la foi dans le cœur des générations? Ah! il eût fallu, pour y être insensible toujours, que la France n'eût plus eu ni pères, ni mères, ni évêques, ni libéraux dignes de ce nom , et que le vent de l'in- crédulité y eût tari jusqu'à la dernière source des plus naturelles affections. Il ne s'agissait donc plus ni de M. de Lamennais, ni de Y Avenir, ni même de l'Ency- clique du pape Grégoire XVI, mais de sauver enfin par un effort unanime les inspirations les plus sacrées de la conscience et les sentiments les plus invincibles du cœur de l'homme. Personne n'avait vu là une question d'amour-propre ou de parti, et, la foi étant sauve, chacun se battait avec la seule arme qui restât aux mains du droit. C'est pourquoi je ne rappelle pas ces souve- nirs comme le triomphe personnel d'une école, mais comme la gloire commune de tous ; et de même que les croisés oublièrent toutes les distinctions et les rivalités de race, le jour où Jérusalem captive fut rendue à la li- berté de la Croix, ainsi au jour où la liberté d'ensei- gnement fut enfin conquise, on ne se souvint que d'une chose, c'est qu'on avait combattu ensemble pour l'ar- racher aux ennemis de la vraie civilisation. Mon retour à Notre-Dame, au milieu de cette grande lutte, n'avait plus seulement le caractère d'une prédi- cation apologétique destinée à la jeunesse contempo- raine , il devenait un incident de cette lutte et une question de liberté. Tous le comprenaient ainsi , et mon premier discours était l'objet d'une attente gé- nérale. Des jeunes gens catholiques vinrent armés à — cm — Notre-Dame, au pied de ma chaire, entraînés sans doute par une exaltation exagérée, mais qui témoi- gnait de l'inquiétude des esprits. Mon discours fut faible, tel cependant qu'il le fallait pour obtenir de l'opinion publique un traité préliminaire de paix. Le gouvernement fut satisfait d'avoir échappé à une tem- pête; il s'efforça pendant quelques semaines encore de dérober mon froc à la curiosité générale, puis il se lassa de cette tyrannique puérilité, et désormais, dans toutes les chaires et dans tous les chemins de la France, l'habit religieux reprit le droit de bourgeoisie qu'il avait perdu en 1790. Ce fut là, à vrai dire, la première conquête de l'Église de France dans la grande et difficile route de la liberté. Elle ne fut ni obtenue ni consacrée par une loi , mais le triple ré- sultat des besoins de la conscience, de la force cachée de l'Évangile et de la modération du gouvernement. Ce gouvernement tenait à n'être pas persécuteur, et quand il vit la tranquillité publique assurée, il ac- cepta tacitement ce qu'il n'aurait empêché qu'au prix de violences qui n'étaient pas dans ses inten- tions. Dès qu'il y a chez un peuple des éléments sérieux de liberté, ces éléments travaillent même sans le savoir, contre toutes les oppressions; et comme la vérité appelle la vérité, comme la jus- tice appelle la justice, ainsi, dans ce cercle logique des choses divines et humaines , la liberté appelle lu. liberté. Il n'y a que les nations étouffées dans les serres sanglantes d'un despotisme absolu qui ii'' peuvent rien pour îvspirer plus à l'aise, parce que l'air même leur manque et que la bouche de Leurs maîtres est scellée sur la leur avec l'airain. La France n'en était pas là; elle avait une Charte, des assemblées délibérantes, des journaux, des écrivains, des orateurs, une religion qui sortait de son âme; et quand un peuple est ainsi armé, c'est sa faute s'il ne conquiert pas les droits légitimes qui lui manquent encore. Désormais ma carrière apostolique ne fut plus in- terrompue, et je ne descendis de la chaire de Notre- Dame qu'après le carême de 1851 , lorsque j'eus achevé l'exposition des vérités dogmatiques dont l'enchaînement avait fait l'originalité de mon œuvre. Je dis le carême, parce que, la santé du R. P. de Ra- vignan l'ayant contraint à la retraite, je repris natu- rellement la station principale de l'année. Une partie de mes hivers étant libre, je donnai à Grenoble ce qui me restait de celui de 1844. J'y fis à mon ordre et à ma personne quelques amis dont l'affection a survécu à toutes les vicissitudes du temps. Ce fut par leur con- seil et par leur aide que j'entrepris une seconde fon- dation. Presqu'en même temps que saint Bruno créait la Grande- Chartreuse au centre d'âpres montagnes sé- parées des Alpes par le cours de l'Isère, quelques religieux de l'ordre de Saint-Benoît voulurent établir sur ces mêmes hauteurs une réforme qui n'eut ni une longue durée ni une grande célébrité. Mais, au lieu de se cacher dans la partie la plus inaccessible de ce désert , ils choisirent sur le versant du midi , entre des rochers, des forêts etdes prairies, un plateau inondé de soleil et d'où la vue s'étend par deux larges échancrures d'un côté sur lavallée du Grésivaudan, de l'autre jusqu'à la plaine où la Saône et le Rhône en- — cv — tourent Lyon de leurs eaux. Ils bâtirent dans cette riante solitude un courent qu'ils appelèrent du nom de Ghalais et d'où ils prirent eux-mêmes celui de Ca- lésiens. Après y avoir fait un séjour de deux siècles, ils le cédèrent aux religieux de la Grande Chartreuse, qui le destinèrent à donner un peu de soleil à ceux de leurs vieillards qui ne pouvaient plus suffire à l'austé- rité des cloîtres de Saint-Bruno. A l'époque de la ré- volution, ce domaine fut détaché du vaste ensemble qui composait le patrimoine de la Grande-Chartreuse et vendu au nom de la nation. Le dernier propriétaire vint me l'offrir pendant ma prédication de Grenoble. Je l'achetai après avoir pris le consentement du chef du diocèse, Msr Philibert de Bruillard, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, et qui malgré sa vieillesse ne craignit pas de s'exposer pour nous à une lutte avec le gouvernement. Le contrat fut signé dans le plus grand secret. Aucun préparatif de prise de possession n'eut lieu de peur d'éveiller l'attention publique et surtout celle du préfet. Je me rappelle encore le jour où, réuni dans une maison de campagne, aux portes de Grenoble, avec quelques-uns de nos jeunes reli- gieux que j'avais fait venir de Bosco, nous partîmes pour cette chèremontagne de Ghalais. La voiture nous déposa à ses pieds, au bord de la grande route; il nous fallut trois heures de marche pour en gravir les escarpements et les détours. Nous arrivâmes vers l'heure où le soleil se couchait, accablés de fatigue, sans provisions, sans meubles, sans ustensiles, cha- cun ayant son bréviaire sous le bras. Heureusement les fermiers n'étaient pas encore partis et nous avions compté sur eux. Ils nous firent un grand feu, et nous — CV1 — nous mîmes gaiement à table autour d'une soupe et d'uu plat de pommes de terre. La nuit, passée sur la paille, nous donna un profond sommeil, et le lende- main, au point du jour, nous pûmes admirer la ma- gnifique retraite que Dieu nous avait préparée. La maison était pauvre; l'église, avec ses épais murs du moyen âge , n'était plus qu'un grenier à foin. Mais quelle majesté dans les bois! quelle puissance dans ces lignes de rochers qui s'élevaient au-dessus de nos têtes ! quel charme dans ces prairies qui étendaient plus près de nous leur gazon et leurs fleurs ! De lon- gues allées séculaires, ombragées d'arbres inégaux, nous conduisirent dans toutes sortes de lieux cachés, aux bords des précipices, aux bords des torrents, sous des massifs de sapins ou de hêtres, entre des taillis plus jeunes, et enfin jusqu'aux sommets qui étaient comme la couronne de ces sites enchantés. Il fallut du temps pour réparer la maison et en organi- ser le service. Mais les privations nous étaient douces au milieu de cette nature élue depuis plus de sept siècles par la grâce de Dieu, et où les ruines de quel- ques années n'avaient pasôléle parfum de l'antiquité religieuse. La cloche des Bénédictins et des Char- treux existait encore dans sa flèche couverte de tuiles de sapin, et l'horloge qui avait sonné pour eux les heures de la prière nous y appelait à notre tour. On sut bientôt que le désert de Ghalais avait re- fleuri sous la main de Dieu. Des hôtes nous vinrent de toutes parts, et ce qui n'était plus qu'un séjour de gardes et de bûcherons redevint un pèlerinage des âmes pieuses. Le soir, dans la chapelle à demi res- taurée, nous chantions le Salve Regina, selon la cou- — CVJI — tume de l'ordre, et il y avait une grande joie à en- tendre sur ces cimes, au milieu des murmures du vent, la psalmodie qui porte jusqu'aux anges un écho de leur propre voix. Le voisinage de la Grande-Chartreuse ne tarda pas à établir entre les deux maisons une fraternité qui était une grâce de plus. Un chemin mystérieux con- duisait de l'une à l'autre , à travers les vallées et les hauteurs qui nous séparaient; nous l'eûmes bientôt découvert. Il fallait six heures pour le franchir, tan- tôt en gravissant par un étroit sentier la sinuosité des roches, tantôt en côtoyant de vertes et fines prairies, tantôt en s'enfonçant dans des forêts profondes , où les arbres ne tombaient jamais sous la main de l'homme et où on rencontrait tout à coup des espaces libres semblables à des jardins, jusqu'à ce qu'on ar- rivât en face de l'espèce d'abîme où s'élevaient, soli- taires et dans leur repos de sept siècles, les grandes édifications sorties de la cellule de saint Bruno. Cette route du désert nous ramenait ensuite à notre pauvre monastère, et, parvenus à un certain point d'où notre œil plongeait sur ses toits , sur ses prairies et jusque sur le cours blanc et rapide de l'Itère, nous retrouvions toujours avec transport ce beau soleil que nous y avions laissé le matin, et qui nous atten- dait le soir pour nous dire cet adieu si cher à tous ceux qui unissent sa lumière au souvenir de leurs cœurs. Le voisinage de la Grande-Chartreuse n'était pas le seul qui adoucit pour nous l'austérité du séjour de Chalais. Au bas de nus sommets escarpés et à l'entrée même de la vallée du Grésivaudan , s'élevait le bourg — CV1II — de Voreppe , qui était notre point de départ et notre point d'arrivée, selon que nous montions ou que nous descendions la montagne. Là, dans un presbytère simple et modeste, l'hospitalité ne nous manquait ja- mais , et la table de son vieux curé était toujours prête à réparer nos forces. Peu de chose nous suffisait, mais ce peu de chose était si cordialement offert, que je n'y songe jamais sans plaisir et sans reconnais- sance. Un autre manoir nous était aussi ouvert, et si nous étions là plus proches du monde, cette diffé- rence disparaissait par la ressemblance de l'accueil. Grenoble, Ghalais, Voreppe, ont laissé dans ma mé- moire un souvenir qui ne s'efface point : je n'y ai point rencontré, comme à Nancy, un frère de Saint- Beaussant; mais mille choses ont donné à cette se- conde fondation un caractère qui n'a pas cessé de me ravir et d'y faire habiter ma pensée. CHAPITRE X RÉVOLUTION DE 1848. — ÉLECTION A L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. — RETRAITE DE L'ASSEMBLEE L'année 1845 et les deux suivantes s'écoulèrent sans incident remarquable; je continuai mes prédica- tions à Paris et en province. Lyon, Liège et Toulon m'entendirent successivement. Rien en apparence ne faisait pressentir la nouvelle révolution qui se prépa- rait dans les profondeurs de la société. Mais ce n'é- tait pas en vain que la monarchie avait été ébranlée en 1830, ce n'était pas en vain non plus que la bour- geoisie victorieuse avait méconnu la loi de son triomphe en renfermant la liberté civile, politique et religieuse, dans le cadre étroit de l'esprit et des insti- tutions de 1814. Ses préjugés, ses passions et ses er- reurs n'avaient point fléchi, et elle n'avait pas rencon- tré dans le roi sorti de son sein un génie capable de la porter plus haut qu'elle-même. Aucune brèche n'avait été faite à la centralisation administrative, au- cune ouverture laissée à l'esprit d'association, aucune part accordée aux pères de famille dans l'éducation de leurs enfants; la Chambre des pairs, en perdant l'hérédité, avait perdu le principe de son indépen- dance, et la seconde Chambre n'était que le résultat du vote de trois cent mille citoyens sur trente-quatre millions d'hommes qui composaient la nation. La tri- bune et la presse avaient continué d'être le seul foyer de la vie publique, foyer qui absorbait tout et auquel ni les provinces, ni la magistrature, ni l'armée, ni l'Église, ni la royauté, ne pouvaient ensemble ou sé- parément opposer aucun contre poids. Mélange in- croyable de despotisme et d'anarchie, la France s'a- vançait ainsi entre deux périls dont la profondeur lui échappait; elle pouvait d'un moment à l'autre devenir une république confuse ou la proie tranquille d'une seule intelligence et d'une seule volonté. Ce fut la république qui l'emporta la première. Cette forme de gouvernement, quand elle est dans les mœurs , n'a rien en soi de contraire aux lois de la na- ture ou de la religion; elle suppose même plus de vertus dans le peuple, parce qu'elle ne saurait sub- sister que par un grand dévouement à la chose pu- blique et par un grand désintéressement dans ceux qui remplissent les hautes charges. Mais quand la république n'est pas l'état naturel d'une nation, elle n'est guère qu'une transition à un autre état; elle ne trouve pour la servir et la représenter ni consuls, ni sénat, ni chefs d'armée, ni comices vraiment popu- laires, et, le respect lui faisant défaut avec l'autorité, il n'est besoin que d'une intrigue ou d'une conspira- tion pour la faire retomber dans le néant. Rome mit cinq siècles pour arriver de Brutus à César; les ré- — CXI — publiques dont je parle n'ont pas de Brutus, et il faut beaucoup moins qu'un César pour en être l'héri- tier. Quoi qu'il en soit, la royauté de Louis-Philippe tomba au 24 février 1848, comme celle de Charles X était tombée au 29 juillet 1830. Il était difficile de savoir ce qu'il y avait à faire, parce qu'il était difficile de comprendre où était le salut. Rétablir une monar- chie tempérée après les deux terribles chutes de 1830 et 1848 n'était pas possible ; fonder la république dans un pays gouverné depuis treize à quatorze siècles par des rois paraissait impossible aussi; mais il y avait cette différence entre les deux situations , c'est que la monarchie venait de tomber et que la répu- blique était debout. Or ce qui est debout a une chance de plus pour vivre que ce qui est à terre , et encore qu'on n'eût pas l'espérance d'asseoir à jamais le nou- veau régime , on pouvait du moins l'étayer franche- ment comme un abri, et s'en servir aussi franchement pour donner à la France quelques-unes des institu- tions dont l'absence avait très évidemment causé la ruine de deux trônes et de deux dynasties. C'était la pensée de M. de Tocqueville. Il n'était pas républi- cain; mais la ruine de la république, et surtout sa ruine immédiate, ne lui laissait entrevoir que Favène- ment du pouvoir absolu. Il fallait choisir entre ces deux extrémités, et il n'y avait d'habiles politiques que ceux qui allaient travailler pour l'un ou pour l'autre. Le reste était illusion. Il est facile aujour- d'hui de le voir; mais peu le voyaient alors, et on peut dire que la meilleure partie des esprits suivait de loin le fanlôme qui leur montrait le retour de la mo- narchie tempérée au terme de la république. Pour les uns, c'étaient les Bourbons ; pour les autres, c'étaient les d'Orléans ; pour les plus avisés, c'était la réconci- liation des deux grandes branches de la maison capé- tienne. Mais ces deux branches ne virent pas que leur séparation avait fait leur faiblesse, ou, si elles le vi- rent, elles n'eurent pas le courage de se rapprocher, et l'étoile des Gapets ne put reprendre à l'horizon po- litique l'éclat de sa lumière et l'ascendant de son unité. J'étais moi-même fort incertain. Partisan, depuis ma jeunesse, de la monarchie parlementaire, j'avais borné tous mes vœux et toutes mes espérances à la voir fondée parmi nous ; je ne haïssais ni la maison de Bourbon ni la maison d'Orléans, et n'avais considéré en elles que les chances qu'elles présentaient à l'avenir libéral du pays, prêt à soutenir les premiers si la charte de 1814 leur avait été chère, prêt à soutenir les seconds si la charte de 1830 avait reçu d'eux ses déve- loppements naturels. En supposant ces deux grandes maisons rapprochées pour donner enfin à la France une monarchie solidement assise sur des institutions qui ne fussent pas contradictoires à elles-mêmes, per- sonne ne leur eût été plus dévoué que moi. Mais tout cela n'était qu'un rêve dans le présent comme dans le passé. Homme de principes, jamais homme de parti, les choses et non les personnes avaient toujours con- duit ma pensée; or, s'il est aisé de suivre un parti là où il va, il est difficile de suivre des principes quand on ne voit plus clairement où est leur application. Libéral et parlementaire, je me comprenais très bien ; républicain, je ne me comprenais pas de même; ce- — CX1II — pendant il fallait se décider. Pendant que je délibérais avec moi-même, M. l'abbé Maret et Frédéric Ozanam frappèrent à ma porte; ils venaient me dire que le trouble et l'incertitude régnaient parmi les catholiques; que les points de ralliement disparaissaient dans une confusion qui pouvait devenir irrémédiable, nous ren- dre hostile le régime nouveau et nous ôter les chances d'obtenir de lui les libertés que le gouvernement anté- rieur nous avait obstinément refusées. « La république, disaient-ils, est bien disposée pour nous, nous n'avons à lui reprocher aucun des actes d'irréligion et de bar- barie qui ont signalé la révolution de 1830. Elle croit, elle espère en nous : faut-il la décourager? Que faire d'ailleurs, et à quel autre parti se rattacher? Qu'y a-t-il devant nous, sinon des ruines, et qu'est-ce que la république, sinon le gouvernement naturel d'une société quand elle a perdu toutes ses ancres et toutes ses traditions? » Mes deux interlocuteurs ajoutaient à ces raisons de circonstances d'autres vues plus hautes et plus géné- rales, puisées dans l'avenir de la société européenne et dans l'impuissance où était la monarchie d'y retrouver jamais des principes de solidité. Je n'allais pas de ce côté aussi loin qu'eux; la monarchie tempérée me pa- raissait toujours, malgré ses fautes, le plus souhaitable des gouvernements, et je ne voyais dans la république qu'une nécessité du moment, qu'il fallait accepter avec sincérité jusqu'à ce que les choses et les idées eussent pris naturellement un autre cours. Cette di- vergence était grave et ne permettait guère un travail commun sous un même drapeau. Cependant le péril pressait, et il fallait s'abdiquer dans un moment aussi solennel, gm bien élever franchement sa bannière et ap- porter à la société ébranlée j usque dans ses fondements le concours de lumières et de forces dont chacun pou- vait disposer. Jusque-là, dans tous les événements publics, je m'étais nettement posé; devais-je, parce que les difficultés étaient plus sérieuses, me rejeter dans l'égoïsme d'un lâche silence? Je pouvais me dire, il est vrai, que j'étais religieux et me cacher sous mon froc comme derrière un bouclier ; mais j'étais religieux militant, prédicateur, écrivain, environné d'une sym- pathie qui me créait des devoirs autres que ceux d'un Trappiste ou d'un Chartreux. Ces considérations pe- saient sur ma conscience. Appelé par des voix amies à me prononcer, pressé par elles, je cédai enfin à l'em- pire des événements, et quoiqu'il me répugnât de ren- trer dans la carrière de journaliste, j'arborai, avec ceux qui s'étaient offerts à moi, un drapeau où la religion, la république et la liberté s'entrelaçaient dans les mêmes plis. Nous pûmescroire un moment qu'Userait suivi; M. de Montalembertne refusait pas d'écrife avec nous, et il en exprima même le vœu; le journal V Uni- vers, qui avait été pendant les dernières années l'or- gane principal des catholiques libéraux, parla quelque temps comme Y Ère nouvelle; un pressentiment géné- ral semblait avertir tous les esprits qu'au delà de la république il y avait un abîme, et sans doute si elle eût eu de meilleurs chefs , sa destinée eût été toute autre qu'elle ne fut. Son sort allait dépendre de sa con- duite en face de l'Assemblée constituante que le suf- frage universel se préparait à lui donner pour repré- sentant. Sept ou huit collèges électoraux me portèrent, sans que j'eusse sollicité leurs suffrages. A Paris même, le comité de mon arrondissement électoral me fit deman- der de paraître dans deux réunions publiques pour y répondre aux questions qui me seraient adressées au sujet de ma candidature admise par les uns, rejetée par les autres. Je parus en effet au grand amphithéâtre de l'École de médecine et dans la grande salle de la Sorbonne, et dans l'une et l'autre de ces assemblées je déclarai franchement que je n'étais pas un répu- blicain de la veille , selon le langage du temps , mais un simple républicain du lendemain. Mon succès fut très grand à l'École de médecine; on l'empêcha de se renouveler à la Sorbonne par des cris et un tumulte venus du dehors. J'obtins un grand nombre de suffra- ges dans les divers collèges où mon nom avait été produit; mais ce fut Marseille à qui je dus l'honneur de siéger comme constituant. Je m'assis à l'extrémité supérieure de la première travée de gauche. C'était une faute assurément, car j'étais un républicain trop jeune encore pour prendre une place aussi tranchée, et la république était trop jeune elle-même pour que je lui donnasse un gage aussi éclatant de mon adhé- sion. Ce qu'est la personne du prince dans une monarchie, l'Assemblée nationale l'est dans une république. C'est le respect et l'amour du sénat romain qui avaient fait la Rome républicaine , comme c'est le respect et l'a- mour du parlement d'Angleterre qui ont fait la liberté britannique. Le jour donc où la France vit siéger son oblée nationale librement élue par le suffrage universel, les républicains plus que les autres eussent dû comprendre que le salut de leur œuvre résidait — CX VI — dans la majesté souveraine de ce grand corps, dans le calme de ses délibérations et dans sa royale inviolabi- lité. Il n'en fut pas ainsi. Dès le 15 mai 1848, quelques jours seulement après l'inauguration solennelle de la Constituante, une multitude aveugle envahit la salle de ses réunions, et nous demeurâmes trois heures sans défense contre l'opprobre d'un spectacle où le sang ne fut pas versé, où le péril peut-être n'était pas grand, mais où l'honneur eut d'autant plus à souffrir. Le peuple, si c'était le peuple, avait outragé ses représen- tants sans autre but que de leur faire entendre qu'ils étaient à sa merci. Il n'avait pas coiffé l'Assemblée d'un bonnet rouge comme la tête sacrée de Louis XVI, mais il lui avait ôté sa couronne, et il s'était ôté à lui- même, qu'il fût le peuple ou qu'il ne le fût pas, sa propre dignité. Pendant ces longues heures, je n'eus qu'une seule pensée qui se reproduisait à toute minute sous cette forme monotone et implacable : la répu- blique est perdue. Je ne pouvais plus , sous l'empire de cette convic- tion, demeurer à la place que j'avais choisie, et je ne pouvais pas davantage en prendre une autre, car une autre m'eût rapproché du parti monarchique, ou m'eût laissé dans les liens de la solidarité républi- caine. La force des choses m'ordonnait donc d'abdi- quer, quelque dure qu'en fût la résolution. Jamais, à aucune époque, la faveur populaire n'avait été plus visible autour de moi; j'allais nécessairement la perdre en très grande partie : on devait m'accuser d'incon- séquence, d'inhabileté politique et même de manque de courage ; mais je trouvais dans ma conscience une compensation à cette chute. Il faut savoir des- — CXVII — cendre devant les hommes pour s'élever devant Dieu. Quelques semaines après avoir envoyé ma dé- mission à l'Assemblée, je quittai pareillement Y Ère nouvelle, dont je laissais la direction à M. l'abbé Maret. CHAPITRE XI TROISIEME FONDATION A FLAVIGNY DE BOURGOGNE. QUATRIÈME FONDATION A PARIS. LOI SUR LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. — COUP D'ÉTAT DE 1851 Je me retrouvais avec mes occupations ordinaires, ou plutôt je ne les avais jamais interrompues. Deux jours après, le 2i février 1848, j'étais remonté dans la chaire de Notre-Dame, et, si ma mémoire ne me trompe, c'est la seule fois où j'y fus applaudi malgré la sainteté du lieu. Une partie de l'hiver qui suivit fut consacrée à la cathédrale de Dijon, où je fus heureusement en- touré des amis et des souvenirs de ma jeunesse. J'y revis ces beaux clochers qu'admirait Henri IV, ces rues larges et propres relevées par un grand nombre d'hôtels des xvif' et XVIIe siècles, la tour et le palais des 'lues de Bourgogne, le parc dessiné par le Nôtre sur les ordres du prince de Gondé,et cette magnifique ceinture de montagnes et de collines où la vigne de — cxx — Bourgogne commence à étendre ses pampres géné- reux. Ce spectacle m'a toujours touché, et nulle part je ne respire un air qui me fasse mieux sentir ce que c'est que la patrie. A quinze lieues de Dijon, vers le nord-ouest, sur une hauteur au pied de laquelle se rencontrent plusieurs vallées et d'où l'on découvre ce sommet de l'ancienne Alise, dernier boulevard de la liberté des Gaules, s'élève, comme sur un promontoire, la petite ville de Flavigny. Flavigny possédait autrefois une abbaye de Bénédictins, une collégiale de chanoines, un château seigneurial , et le parlement de Bourgogne y avait siégé au temps de la Ligue. Toute cette splen- deur n'existait plus. L'église abbatiale avait été dé- truite, la collégiale changée en paroisse, et le château s'était transformé en un simple pensionnat d'Ursu- lines. Entre ces restes d'une gloire éteinte, on décou- vrait sur une longue terrasse un bâtiment modeste qui avait servi autrefois de petit séminaire au diocèse de Dijon. Quelques ecclésiastiques de ce diocèse, sensibles aux souvenirs de leur jeunesse, l'avaient pieusement racheté et attendaient l'occasion de le consacrer de nouveau à un but religieux. Ils vinrent me l'offrir, et, après en avoir conféré avec M§r Rivet , évêque de Dijon, je le reçus d'eux à des conditions honorables pour leur désintéressement. Dèsl845, notre couvent de Ghalais avait été érigé en noviciat, et j'a- vais cessé d'envoyer à Bosco les postulants qui se présentaient pour entrer dans notre ordre. Nous n'y laissâmes que les restes du pauvre frère Piel , l'un de mes premiers compagnons que nous avions perdu dès la fin de l'année 1842. Quoique le climat de Fla- vigny fût assez rude, il l'était moins que celui de — CXXI — Chalais, et j'y transportai nos jeunes novices, en ré- servant la montagne du Dauphiné pour être le séjour de nos étudiants. Les commencements de Flavigny furent très pau- vres. Je me rappelle que dans les premiers jours il n'y avait que sept chaises dans toute la maison ; chacun portait la sienne partout où il allait, de la cellule au réfectoire, du réfectoire à la salle de récréation, et ainsi du reste. Mais cet état de détresse ne dura pas. Un comité d'ecclésiastiques et de laïques se forma à Dijon sous la présidence de l'évêque pour nous as- surer quelques ressources , et pendant plusieurs an- nées, en effet, nous lui dûmes une charité que nous n'avions point encore rencontrée sous cette forme. Jusque-là cependant Paris nous était resté fermé. En 1845, j'avais essayé d'y fonder une résidence, où je demeurai six mois avec un seul religieux. Nous avions loué à cet effet une petite maison non loin du séminaire de Saint-Sulpice. Cet essai fut abandonné par l'impuissance de suffire aux nécessités d'une fon- dation dans la capitale. Mais la Providence y pourvut en une manière que nous n'attendions pas. Msr Affre, avant de mourir glorieusement sur les barricades, avait eu la pensée de créer dans l'ancien couvent des Carmes, là même où avaient eu lieu les massacres du 2 septembre 1792, une école de hautes études ecclé- siastiques en même temps qu'un corps de prêtres auxiliaires pour en desservir l'église. Après sa mort, Mer Sibour, son successeur, m'offrit l'église avec une partie du couvent. C'était, il est vrai, une position précaire, assurée seulement par des baux suscep- tibles de renouvellement; mais comme il y avait pour — CXXII — l'archevêché de Paris une obligation de conscience d'avoir là un corps de prêtres ou de religieux, j'ac- ceptai les offres de Msr Sibour, et je pris possession le 15 octobre 1849. On touchait alors à l'un des plus grands événe- ments politiques et religieux qui se fût réalisé depuis Fédit de Nantes. La révolution de 1848 avait enfin éclairé une notable portion de la bourgeoisie française, et elle avait entendu que trois cent mille hommes d'esprit ne suffisent pas pour gouverner une nation de trente-quatre millions d'hommes, si elle n'est pas préparée d'en haut par des lois qui s'imposent à la conscience et y créent, avec le respect de Dieu, le respect de l'homme lui-même. Cette lumière était tar- dive, mais elle s'étaitfaite, et ellepermit à M. le comte de Falloux, ministre de l'instruction publique et des cultes, de présenter à l'Assemblée législative un pro- jet de loi sur la liberté d'enseignement, élaboré par une commission qu'il avait nommée lui-même et qui révélait, par sa composition seule, les progrès des esprits. On y voyait M. de Montalembert à côté de M. Cousin, M. l'abbé Dupanloup à côté de M. Thiers, M. Laurentie en face de M. Dubois, les noms catho- liques mêlés aux noms universitaires, et tout un en- semble d'hommes, honorables, mais rapprochés de loin , et qui indiquait que la raison , la logique et l'é- quité allaient enfin traiter cette suprême question. En effet, tous ces hommes, si divers d'origine et de croyance, parvinrent à s'entendre sur le principe et le mode de la liberté d'enseignement, sans même excepter de son bénéfice les ordres religieux, et la loi fut adoptée le 15 mars 1850, à une grande majo- — CXXIII — rite, après que la France eut gémi quarante ans sous le monopole d'une institution laïque. Il avait fallu trois révolutions pour briser cette servitude, comme au xvie siècle il avait fallu trente-six ans de guerres civiles et religieuses pour arriver à l'édit de tolérance et de pacification , qui fat la gloire de Henri IV en- core plus que ses victoires. La loi sur la liberté de l'enseignement a été l'édit de Nantes du xixc siècle. Elle a mis fin à la plus dure oppression des con- sciences, établi une lutte légitime entre tous ceux qui se consacrent au sublime ministère de l'éducation et de l'enseignement , et donné à tous ceux qui ont une foi sincère le moyen de la transmettre saine et sauve à leur postérité. La foi n'est pas un sentiment dénué d'expansion, une sorte de trésor occulte et avare qu'on garde pour soi dans le secret de son cœur. C'est, au contraire, tout ensemble le plus profond et le plus communicatif des sentiments de l'homme. Le repousser en lui , en déshériter ses enfants , le con- traindre même à les vouer à une incroyance précoce , n'est-ce pas un supplice contre nature qui surpasse tous ceux que les tyrans ont inventés contre leurs victimes? Et lorsqu'on vient à réfléchir que ce sup- plice était infligé dans un pays catholique aux familles chrétiennes , on ne peut qu'admirer la patience inexplicable d'un si grand peuple et admirer aussi cette main de Dieu qui fit choir successivement trois dynasties, pour amener enfin M. Thiers à défendre, du haut de la tribune, cette liberté qu'il nous avait refusée en disant autrefois : « L'éducation c'est l'em- pire. » < m ii, c'est l'empire: mais lorsque le monopole n'existe — CXXIV plus, lorsque la concurrence est ouverte entre tous, croyants et incroyants , c'est l'empire donné au plus digne, au plus dévoué, et, puisqu'il faut toujours qu'il y ait lutte ici-bas entre le bien et le mal, entre l'erreur et la vérité , quoi de plus juste que de leur dire : Combattez, et règne qui peut î Comme l'édit de Nantes fut pendant un siècle l'honneur de la France et le principe fécond de l'élévation intellectuelle et morale de son Église, ainsi la loi sur la liberté d'en- seignement sera-t-elle la borne sacrée où nos dissenti- ments, au lieu de se résoudre en haines et en oppres- sion, ne se livreront plus qu'une guerre légitime, d'où sortira le progrès naturel de la société. Si une main téméraire , quelque puissante qu'elle fût, osait un jour toucher à cette borne plantée d'un commun accord au milieu de nos discordes et de nos révolu- tions, qu'elle sache bien que Louis XIV, dans toute sa gloire, n'a révoqué l'édit de Nantes qu'en désho- norant son règne , en préparant le xvnr3 siècle et la ruine de sa maison. Il y a des points dans l'histoire des peuples qu'on ne doit plus remuer; l'édit de Nantes en était un, la loi sur la liberté d'enseigne- ment en est un autre. Si maintenant je jette un regard en arrière, de 1830 à 1850, je verrai un spectacle bien digne d'être médité. Qu'avions-nous voulu dans l' Avenir? Ces choses prin- cipales : la liberté d'enseignement, le rétablissement des ordres religieux, la tenue des conciles provin- ciaux et enfin la réconciliation de l'Église de France avec ce qu'il y avait de sincère et de généreux parmi ses ennemis. Or toutes ces conquêtes étaient alors assurées, et elles subsistent encore aujourd'hui mal- — cxxv — gré les fautes sans nombre et le retour de beaucoup de catholiques aux doctrines les plus extrêmes. Le rapprochement qui avait eu lieu n'est pas détruit, et l'on entend encore tous les jours la cause de la pa- pauté romaine éloquemment soutenue par des voix qu'on n'avait pas coutume de rencontrer en de sem- blables occasions. M. de Lamennais était encore vi- vant, et, de son banc à l'Assemblée législative, il put voir le succès des vœux qu'il avait formés et des doctrines dont il avait été le premier propagateur; mais ce qui était pour tous une joie n'était pour lui qu'une amertume, semblable au triomphateur des- cendu volontairement de son char avant d'atteindre le Gapitole, et le regardant de loin s'avancer vide et inanimé entre les trophées de la victoire et les accla- mations du peuple. Je ne sais si personne fit alors ce rapprochement, mais jamais la chute de mon infor- tuné maître ne me parut plus profonde et porter plus visiblement le sceau de ce que l'Écriture appelle la seconde mort. Qu'eùt-il fallu à M. de Lamennais pour être des nôtres en ce temps-là? Un peu de patience, du silence et de la foi, l'acceptation de sa première chute et, au-dessous de ces sentiments divins, une fidélité naturelle à ses amis. Tu ;iutre événement ne tarda pas à se produire. Le 2 décembre 1851, la république cessa d'être, et un nouvel empire commença. Je compris que dans ma pensée, dans mon langage, dans mon passé, dans ce qui me restait d'avenir, j'étais aussi une liberté et que mou heure était venue de disparaître avec les autres. Beaucoup de catholiques suivirent une autre ligne et , se séparant de tout ce qu'ils avaient dit et fait, se jetèrent avec ardeur au-devant du pouvoir absolu. Ce schisme, que je ne veux point appeler ici une apostasie, a toujours été pour moi un grand mys- tère et une grande douleur: l'histoire dira quelle en fut la récompense. CHAPITRE ML CREATION DU TIERS ORDRE ENSEIGNANT DE SAINT-DOMINIQUE CINQUIÈME FONDATION A TOULOUSE. CONFÉRENCES DE TOULOUSE. — ÉCOLE DE SOREZE LETTRES DU RÉVÉREND PÈRE LACORDAIRE A THÉOPHILE FOISSET BENRI LACORDAIRE ANNONCE SA RESOLUTION D ALLER FAIRE SON STAGE D'AVOCAT A PARIS Dijon, le mercredi 2 octobre 1822. Mon cher Foisset, je vais vous quitter et tous nos amis ; j'ai lutté longtemps contre cette triste nécessité, mais enfin le sacrifice doit s'accomplir, et je serai à Paris le 21 ou le 22 du mois cou- rant. J'y resterai deux années entières et peut- être une troisième. Je ne vous transme's cette nouvelle qu'aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui seulement tout est décidé d'une manière irrévo- cable ; mes préparatifs sont faits. Je dois me mettre à Paris dans mes meubles, y prêter ser- i — 1 _ 2 — ment, travailler chez un avocat et suivre le bar- reau : voilà mon plan. Parlons un peu de la société d'Études. Ladey traduit en ce moment la vie d'Agricola; nous avons vu ensemble le jeune Darcy, élève de Fécole polytechnique et notre ancien camarade ; son frère se présentera comme membre auditeur, c'est une affaire arrangée. Je remettrai, quand il en sera temps, à M. Louis Rabou, vice-président, les papiers qui concernent la trésorerie et le secrétariat externe. Tout sera en ordre. J'ai appris avec plaisir et regrets que je trou- verai Edouard Clerc à Paris: avec plaisir, parce que c'est une ancienne connaissance ; avec regrets, parce que son absence de Besançon pourra nuire à nos projets. Mais enfin, comme vous le dites, il ne faut désespérer de rien, et redoubler de zèle à mesure que les obstacles s'accumulent. Adieu, mon cher président, je vous écrirai avant de partir1. Henri LAGORDAIRE. 1 Voir aux appendices la lettre adressée ce même jour à Prosper Lorain. II REPONSE AUX OBJECTIONS DE THEOPHILE FOISSET SUR LE DEPART DE LACORDAIRE. Dijon, 11 octobre 1822. Il y a longtemps, mon cher Théophile, que j'aurais dû vous répondre; mais votre lettre méritait, sous beaucoup de rapports, quelques jours de méditation, et mon esprit avait besoin de dormir un peu, pour calmer le trouble dont vous l'aviez rempli. Je ne suis pas sûr qu'il n'y eût pas encore un autre motif de mon retard ; peut-être étais-je bien aise d'interroger les sables < l'A inmoii, après avoir entendu l'oracle de Delphes. J'avais écrit à Lorain en môme temps qu'à vous, sans lui demander conseil et en lui annonçant ma résolution comme définitive. Sa réponse est venue avant hier; ses regrets diaphanes m'ont laissé voir qu'il approuvait mon dessein. J'ai repris courage, et, après avoir réfléchi de nouveau sur ma situation, pesé ce que je dois aux autres — 4 — et à moi-même, mis dans la balance les avantages et les inconvénients, j'ai reconnu, mon cher Théo- phile , la triste nécessité de m'éloigner de vous , de nos amis, de tout ce que j'ai de plus cher. Vous me dites que je vous manquerai longtemps, que je vous manquerai toujours. Ah ! croyez que vous me manquerez tous encore davantage! C'est celui qui s'éloigne de sa patrie, qui part pour un long exil, c'est celui-là surtout qu'il faut plaindre. Vous me parlez de la société d'Études, que je vais laisser chancelante : chan- celante, bon Dieu ! et vous êtes là, et Lorain est à vos côtés, et MM. Daveluy, Gatret, Rabou, Boissard sont là ! Une institution ne court aucun risque avec de tels hommes. Vous aurez une pépinière dans le cours de M. Proudhon. Courage donc! que l'amour du bien nous soutienne, et qu'à mon retour je voie un temple où je n'aurai laissé qu'une cabane, visitée quelquefois par les dieux, comme le Capitole naissant. Recevez mes adieux, mon cher Théophile; je n'aurai plus le temps de vous écrire avant mon départ, qui aura lieu le 19 ou le 20 ; recevez mes adieux, mes souhaits pour votre bonheur et pour la prospérité d'une institution que j'aimerai toujours. Henri LAGORDAIRE. III MORT DE LOUIS- SEVERIN FOISSET , FRERE AINE DE THEOPHILE. — LE SUBSTITUT BOURGUIGNON. — PRÉSENTATION A MICHAUD, l'historien des Croisades. Paris, ce 8 décembre 1822. Mon ami , il n'est point trop tard pour venir pleurer avec vous sur la tombe de votre frère ; il y a des douleurs auxquelles il est toujours temps d'apporter des consolations. Mon cher ami, je ne l'ai point connu ; mais nous devions nous rencontrer un jour dans les routes de la vie. Hélas ! nos deux existences n'auront été liées que par des vœux de ma part. Je ne verrai point son visage ; je ne chercherai point dans ses yeux les pensées d'une âme noble; jamais sa main ne pressera la mienne. La mort nous a séparés avant que nous fussions amis. Quand on m'apporta cette nouvelle, j'étais souffrant et livré aux pen- sées les plus tristes: j'avais pleuré plus d'une fois dans la journée; mon cœur fut comme acca- blé de ce coup , et je désirai sortir d'une terre d'où s'en va tout ce qui est bon. Ma mélancolie prit un caractère religieux, et un moment je fus chrétien. Mon ami, il nous a été enlevé brillant de jeunesse et d'espérances ; mais nous le retrou- verons bientôt. Il n'y a entre lui et nous que la vie dont il jouissait naguère et dont il a été privé si vite ! Pourrais -je maintenant vous parler de votre Henri, et pourrez-vous m'entendre? Vous avez su par Lorain que j'avais prêté serment. Après avoir mis sa lettre à la poste, j'ai été présenté chez un substitut à la cour royale, qui m'a promis une cause pour les prochaines assises ; je plaiderai sur la fin du mois. Ce substitut est fils d'un ancien ministre ; il se nomme Bourguignon. A quinze ans, il composait des vaudevilles; à seize, il plaida sa première cause et la mit ensuite en chanson. Bonaparte le nomma substitut en première instance, avant qu'il eût atteint l'âge requis par la loi, mais en lui défendant de se livrer désor- mais à son goût pour les vers. Le jeune Bour- guignon avait ses entrées aux Tuileries ; un jour Bonaparte s'approcha de lui et le frappa sur la joue du revers de sa main , en lui disant : « Eh bien ! mon petit magistrat, toujours point de barbe : courage, cela viendra. » J'ai été présenté à M. Michaud, l'auteur du Printemps d'un Proscrit, de V Histoire des Croi- sades, etc., le principal créateur de la société des Bonnes Lettres. J'assisterai aux séances quand je voudrai. Et la nôtre, mon cher président! quand aura lieu la séance d'ouverture? Je vous enverrai ma demande le plus tôt possible. Mon ami, je vous charge de dire bien des choses de ma part à M. Gatret et à notre cher professeur. Dites à Boissard qu'il ne recevra ma lettre que demain ; je n'ai pas pu en écrire deux aujourd'hui. Quand vous écrirez à Besançon, ne m'oubliez pas près de Clerc et de Varin. Encore un bon jour à Abord. Adieu, mon ami, je vous embrasse de tout mon cœur. Henri LAGORDAIRE. IV ADIEUX A LA SOCIETE D EDUDES DE DIJON Paris, 19 décembre 1822. Messieurs, Je vous écris avec franchise et simplicité, comme j'écris aux personnes que j'aime ; je ne veux point cacher mes sentiments sous des phrases brillantes qui vous laisseraient croire que je m'occupe beaucoup plus d'elles que de vous. C'est dans une réunion de famille que ma lettre doit être lue, et cette circonstance n'exige de moi que le style d'un frère à l'égard de ses frères. J'ai vu naître la société d'Études, Messieurs, et, avant même qu'elle eût produit aucun résultat, je la regardais comme une heureuse institution, et je me félicitais d'avoir été choisi par ses fon- dateurs pour en faire partie. Maintenant qu'elle a rempli toutes les espérances que j'en avais conçues, qu'elle a éclairé notre esprit dans des conférences pleines d'intérêt, qu'elle a uni nos cœurs par des liens qui ne se rompront qu'avec la vie ; maintenant que ses destinées sont plus belles que jamais, je suis éloigné d'elle, et il ne m'est plus donné de jouir de ses exemples et de ses leçons! Croyez, Messieurs, que cet éloigne- ment m'est pénible ; croyez que je vous regrette de toute mon âme ; il n'est pas un de vos noms qui ne me rappelle quelque souvenir agréable. Peut-être m'avez-vous fait l'amitié de me regret- ter aussi; il vaut mieux dire que j'en suis bien sûr, car nous sommes tous dignes de nous regretter les uns les autres. Je vous rejoindrai dans quelque temps, Mes- sieurs, mais d'autres s'éloigneront, d'autres déjà se sont éloignés. Nous ne pouvons courir toujours ensemble la même carrière. Du moins nous nous reverrons quelquefois dans la vie, et à tous les acres comme à toutes les époques, forts des prin- cipes que nous avons puisés dans la société d'Etudes, nous pourrons nous dire : J'ai fait tout ce que j'ai dû pour mon Dieu, pour mon roi . pour mon pays ! Pour adoucir l'ennui de notre séparation, per- mettez-moi, Messieurs, d'unir à la qualité de membre actif, que je n'ai point perdue, celle de correspondant, que je perdrai le plus tôt qu'il me — 10 — sera possible. J'ai tort de finir par ce trait d'esprit ; c'est tout ce qu'il y a de mauvais dans ma lettre , car c'est tout ce qui ne part point de mon cœur. Agréez, Messieurs, l'assurance de mes senti- ments éternels d'estime et d'amitié. Henri LAGORDAIRE. RÉFLEXIONS SUR LE MALHEUR DE SE JETER TROP JEUNE DANS UN PARTI Paris, ce 30 décembre 1822. Mon cher ami, je ne sais quelle fatalité s'attache à ce que vous faites et accumule sur vous des haines violentes. L'an passé, nous formons le projet d'introduire à la basoche une masse roya- liste, et, par un concours singulier d'événements, vous vous présentez seul. L'esprit de parti vous rejette, et l'ordonnance qui dissout la société arrive immédiatement après. Cette dissolution est heureuse en elle-même; mais le malheur, c'est que vos ennemis l'attribuent à des démarches très actives de votre part1. Le bruit en est venu jusqu'ici, et nos provin- 1 Tout ceci était le contrcpied de la vérité; mais la pru- dence et le désintéressement absolu de M. Foissct devaient être mal compris de plusieurs, sans parler de certaine tra- hison dont il ne fut point exempt. — 12 — ciaux disent : Toujours ce Foisset ! Cependant on ne vous fait ni mort ni blessé, comme dans je ne sais quelle occasion. Croyez-moi, mon ami, il est dangereux de se mettre trop en avant dans sa jeunesse ; celui qui se jette de bonne heure dans un parti subira de bonne heure les conséquences de son choix. Commençons tard notre vie politique ; commençons-la lorsque nous pourrons être utiles à notre patrie ; c'est alors qu'il sera beau de sacrifier notre bonheur à nos principesf Voulez-vous, mon ami, que je vous parle un peu de moi et de ma position? M. Guillemin vient de succéder au plus beau cabinet de cassation, au cabinet de M. Loiseau. Par suite, plusieurs affaires me sont tombées entre les mains, une entre autres où il s'agit d'une reconnaissance d'enfant naturel et qui sera plaidée en audience solennelle devant deux chambres réunies. J'en avais auparavant une autre, dans laquelle j'ai fait un mémoire où j'accuse quatre huissiers d'être coupables du crime de faux; si l'affaire ne s'arrange pas, je me porterai partie civile. Enfin un troisième procès m'a été confié à moi person- nellement et directement contre un usurier de Langres. J'attends, en outre, la cause que doit me confier M. Bourguignon ; il m'en aurait déjà donné une pour le mois de décembre, s'il en avait trouvé de passables. — 13 — J'ai assisté dernièrement à une séance d'une société dite Philotechnique , où j'ai entendu M. Viennet, M. Merville, l'auteur de La Famille Glinet, et M. Bouilly. Beaucoup de littérateurs distingués font partie de cette association, entre autres M. Casimir Delavigne. Au surplus, il existe dans Paris quatre-vingts sociélés de tous genres. Probablement je ne me ferai pas recevoir à la société d'Études ; je n'ai pas le temps. Adieu, mon ami, portez-vous bien. Toutes sortes de souhaits pour votre bonheur et pour que vous m'aimiez. Henri LACORDAIRE. VI societe des bonnes lettres. — bugnet nomme professeur suppléant a l'école de droit de paris Paris, 27 janvier 1823. Mon cher ami, ce n'est point la date de votre lettre qui m'avertit que je devrais vous avoir répondu, c'est le besoin que j'éprouve de m'entre- tenir avec vous. Que de fois j'ai relu votre bonne épître ! Que de fois j'ai dit : Hâtons- nous de répondre à Théophile ; ne lui laissons pas croire que je conserve le souvenir d'un débat aussi pénible que notre union sera douce à l'avenir1 ! Mais l'amour-propre me retenait un peu ; j'hé- sitais à vous faire le sacrifice d'une réponse piquante, parce que vous me semblez trop sûr de votre triomphe. Enfin l'amitié l'emporte; je vous embrasse cordialement, à la Henri. Maintenant, mon cousin , c'est à la vie , à la mort ; cette for- 1 Allusion à un déplorable malentendu. — 15 — mule est vieille, mais les bonnes choses sont bonnes à répéter. Ni vous ni Prosper ne me parlez de la société d'Études; dites-moi si vous avez donné lecture de ma lettre, si je suis reçu membre correspondant, si vous allez bien : tenez-moi au courant. Je viens d'assister une seconde fois aux Bonnes Lettres1; j'ai entendu M. Malitourne. Style de jeune homme, beaucoup de phrases, peu d'idées. La séance était assez misérable et s'est terminée par la lecture d'une pièce de vers, qui étaient au- dessous de la plus vile prose. En vérité, je crain- drais de faire injure à la société d'Etudes en disant qu'elle s'est élevée quelquefois à une hau- teur beaucoup plus respectable. Ce qui me choque, c'est que tous ces gens-là qui vivent de la littéra- ture ne cessent de crier que la littérature perd la civilisation ; je crois qu'ils seraient enchan- tés qu'on brûlât toutes les bibliothèques , excepté celles qu'ils possèdent, parce qu'alors ils seraient nouveaux avec moins de frais ; ils aimeraient assez une petite révolution littéraire. J'ai assisté à la dernière séance du concours pour les chaires vacantes à la faculté de droit de Paris. Quarante rivaux s'étaient d'abord jetés 1 II ne faut pas confondre cette société littéraire, qui se tenait sous les auspices de M. Bailly, rue Cassette, avec la société des Bonnes Études. — 16 — dans l'arène ; vingt-deux se retirèrent au milieu du combat, et il en restait encore de bien faibles ; la plupart des questions étaient à peine effleurées. L'opinion publique a mis Bugnet au premier rang du concours ; il a été nommé sans coup férir. J'ai vu là tous les professeurs de la faculté ; M. Delvincourt a une figure assez belle et pleine de vivacité. J'ai fait votre petite commission, qui n'était point une pénitence; M. Pillet m'a dit que M. Weiss lui faisait passer ses épreuves corri- gées par un courrier avec lequel il a pris des arrangements ; comme il est probable que vous n'auriez pas les mêmes facilités, il pense que vous ferez bien de lui renvoyer les épreuves sans y toucher, avec une lettre séparée où vous indi- querez les corrections à faire, ainsi que vous vous y êtes pris pour l'article Pétrarque. C'est encore ce qui coûtera le moins. Quand vous aurez des commissions, n'oubliez pas que vous avez à Paris un ami actif qui est à vos ordres et dont vous pouvez disposer en tout et pour tout. Mon cher ami, Lorain et vous désirez savoir si mon intention est de m'établir à Paris ; j'attends que vous soyez ici pour en délibérer avec vous ; d'ici à quelques mois mon avenir s'éclaircira encore beaucoup. Je vous attends avec impa- tience ; mon âme a besoin de la vôtre. Mon ami, — 17 — mes amis , croyez que je vous aime , que je ne délire rien tant que votre douce et bonne amitié ; je vous parle du fond de mon cœur. Si vous demeurez à Dijon , j'aurai bien de la peine à ne pas y retourner. Que ne venez-vous ici? Nous nous aiderions mutuellement ; nous travaillerions nos causes ensemble ; nous paraîtrions ensemble au barreau ; les succès de l'un rejailliraient sur les autres. Ce que je vous dis là n'est que pour vous et Lorain ; vous devez vous montrer mes lettres ; entre amis il n'y a point de secrets. Ce que je confie à l'un, je le confie à l'autre; tous mes ennuis, tous mes chagrins, toutes mes joies, je les verserai dans votre sein. Je ne sais , il me semble que je dois vous manquer beaucoup, car vous me manquez tous les jours de ma vie. Ah ! mes amis, réunissons- nous là ou ici. Adieu, mon bien cher Théophile, adieu ; je vous aime. HENRI. I — 2 VII MM. LORAIN ET DAVELUY A PARIS Paris, 3 mars 1823. Peut-être avez-vous raison, mon cher Foisset, d'être surpris de ce que je suis resté si longtemps sans vous écrire, d'autant plus que vous devez être persuadé que c'est un plaisir pour moi de causer avec vous. Il était superflu de me rappe- ler le charme de nos anciennes conversations, de nos longues promenades, de nos discussions toujours vives et jamais amères. Je me souvien- drai toujours que j'ai passé près de vous des moments agréables, et je ne demande pas mieux que de continuer avec vous des rapports dont vous pensez bien que je suis satisfait. Vous cherchez à expliquer mon long silence à votre égard, et vous me témoignez quelque inquiétude sur des liaisons récentes que vous ne concevez pas. Vous me faites presque un reproche d'écrire — 19 — à un camarade de collège, à un jeune homme qui m'a montré de l'attachement et dont le père a bien voulu m' accueillir. Certes, je ne recon- nais pas votre solidité de jugement à une incul- pation de cette nature, et si je n'aimais à me persuader que votre cœur chagrin de mon silence a trompé votre esprit, je me mettrais en colère contre vous ; bien entendu que nous nous rac- commoderions. Quant à mes autres relations, vous savez qu'elles se concentrent sur Ladey et Boissard, qui reçoivent de temps à autre une lettre de leur Henri. Vous n'en avez point eu depuis quelques mois, et je vous avoue qu'il y a un peu de votre faute : je n'ai pas été content du petit billet que vous m'avez envoyé en échange d'une longue lettre qui aurait dû remuer toute votre âme. Il me semblait que, puisque vous aviez eu le temps de chercher çà et là quelques phrases de Cicéron sur Hortensius et sur d'autres pour me les appliquer, vous auriez pu m'écrire plus longuement, en français. Quoiqu'il en soit, je suis bien aise que vous ayez chargé Lorain de m'apporter de votre écriture, et je vous réponds avec ce plaisir que l'on éprouve toujours en con- versant avec les personnes qui nous sont atta- chées. Je vous remercie spécialement de ce que vous m'avez choisi pour vous rendre un léger service. Je vous enverrai par M. Daveluy les 1 i'r. que je dois prendre chez M. Michaud. — 20 — Prosper est venu me surprendre à Paris ; je venais de recevoir une lettre qui m'annonçait son arrivée pour le lendemain, et je dînais tranquil- lement chez mon restaurateur à vingt et un sols, lorsque je vis entrer ce cher ami. Je n'eus pas la force d'achever mon dîner, et nous cou- rûmes de suite au Louvre, aux Tuileries, au Palais-Royal , au Panthéon , mêlant au spectacle de toutes ces choses le charme d'une conversa- tion si vivement désirée de part et d'autre, et dont je ne comptais jouir que dans vingt- quatre heures. J'avais cru un moment que Paris vous posséderait cette année ; mais vous n'avez pas voulu me procurer cette satisfaction, et je vous attends pour 1824. Le lendemain de l'arrivée de Prosper, nous avons rencontré M. Daveluy l au Palais- Royal, et appris avec joie que nous passerions quelques jours ensemble. N'est-ce pas une chose charmante, mon cher Foisset, que trois amis, trois membres de la société d'Études se retrouvant à soixante lieues de Dijon, au milieu d'une population de huit cent mille âmes ? Demain nous irons à Versailles voir jouer les grandes eaux, et admi- rer ce palais qui ressemble à une ville. Ce soir j'assiste à une séance de la société des 4 M. Daveluy, alors professeur de rhétorique au collège de Dijon et membre zélé de la société d'Études. Il est mort directeur de l'école d'Athènes. — 21 — Bonnes Études, où je viens d'être reçu. J'ai été admis en même temps dans une réunion qui se tient chez un député, et qui s'occupe de nos anciennes institutions. C'est M. de Berbis 2 qui a eu la bonté de me présenter à son collègue. Adieu, mon cher Foisset, je vous embrasse. Henri LACORDAÏRE. 1 Le chevalier de Berbis, député de Dijon. VIII RUPTURE Paris, ce 3 juin 1823. Prosper vous remettra ce billet écrit à la hâte et loin des yeux de la postérité. Je vous le renvoie tel qu'il était à son arrivée, aimant toujours la province du fond de son âme, ayant quelques illusions de moins sur la capitale, plus satisfait des choses que des hommes, enrichi d'un terme de comparaison qui peut lui servir à mesurer toutes les grandeurs de ce monde. Car, suivant M. de Ségur, l'Europe est la capitale de la terre, la France celle de l'Europe, Paris celle de la France, le Palais-Royal celle de Paris. Je vous — 23 — le renvoie, et lui abandonne le soin de vous raconter tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il a fait, ses voyages, ses promenades, ses visites, ses rencontres, les représentations de Talma aux- quelles nous avons assisté, les audiences de la cour où il s'est rendu plusieurs fois, et mille choses qui se présentent en foule à mon esprit et qu'il serait fastidieux de vous énumérer. J'espère aussi qu'il écartera de votre esprit quelques images qui s'y sont élevées, et dont j'ai reconnu la trace dans votre lettre du 11 mai, à laquelle je n'ai pas répondu, de peur de le faire avec amertume ou avec dissimulation. Croyez que je souffre beaucoup d'être placé dans l'alternative que vous m'avez offerte, et, si je ne vous dis rien à ce sujet, c'est qu'il me semble que l'amitié est un sentiment trop délicat pour le jouer, en quelque sorte, à pair ou non. Je n'aime pas mettre à la disposition d'un moment ce qui est une affaire de toute la vie. Voilà ma pensée avec franchise; on peut écrire à sa maîtresse : M'aimes- tu, ne m'aimes-tu pas? On ne peut l'écrire qu'à sa maîtresse. Si vous m'en demandez la raison, je doute par cela seul que vous puissiez la com- prendre. Je reste donc tel que je suis avec vous, moins par convenance que pour ne pas aliéner des droits acquis. Quoi qu'il arrive de tout ceci, je garderai de vous un souvenir qu'il ne vous sera pas donné de m'enlever, et je conser- — 24 — verai , avec le devoir d'être juste , le plaisir de l'être1. Henri LACORDAÏRE. 1 Henri Lacordaire et Théophile Foisset ne connurent que plus tard les menées de ceux qui tentèrent de les brouiller à ce moment; c'est là ce qui explique cette lacune de onze mois que nous pouvons constater dans cette correspondance. Le zèle pour le bien dont M. Foisset était littéralement dé- voré lui avait, en effet, créé à Dijon des ennemis nom- breux , les uns déclarés , et les autres secrets. IX LACORDAIRE ANNONCE SON ENTREE AU SEMINAIRE 1« mai 1824. Je ne pense pas, mon cher Foisset, que vous ayez perdu le souvenir de mon écriture, et j'aime à croire que vous la reconnaîtrez avec plaisir. Je n'ai point oublié toute la part que vous avez eue dans mon existence, et je viens vous en donner une preuve qui puisse effacer les torts que votre amitié a droit de reprocher à la mienne. Je veux que nous nous tendions encore une fois la main avant que je mette entre vous et moi une barrière qui nous laissera dans deux mondes différents : c'est le seul moment qui nous reste pour nous voir tels que nous avons été. Mon ami, j'entre le 12 mai au séminaire de Saint-Sulpice, et je suis bien aise que vous soyez le premier dont les entretiens pleins de charme m'aient éclairé sur la religion , comme vous êtes — 26 — le premier de mes anciens amis à qui je fasse part d'une nouvelle que tous recevront avec des sentiments bien divers. Votre cœur ne sera pas surpris de cette préférence, et il en devinera aisé- ment les motifs. Je lui devais cette confiance, parce qu'il est plus en état de me comprendre que d'autres, et qu'il sera moins étonné que joyeux de ma résolution. Sans doute, mes amis me par- donneront de vous avoir instruit d'abord d'un dessein qui les touche de si près, en songeant que je n'avais rien à réparer envers eux. De votre côté, mon cher Foisset, je vous demande quelque prudence sur l'ouverture que je viens de vous faire, et voici pourquoi. J'ai instruit ma mère de mon projet sur la fin de mars , et sa résignation douloureuse a exigé de moi des ménagements, dont l'artifice s'est réduit à voiler la certitude d'un dessein invariable et à cacher l'époque de son accomplissement. Il serait cruel que la voix publique lui apportât des détails qu'elle ne doit tenir que de son fils et qu'elle doit savoir avant tout le monde. Néanmoins je n'ai pas voulu attendre trop tard pour vous révéler ma nouvelle destinée, et j'ai compté sur votre discrétion pour concilier ce que je dois à ma mère et ce que je dois à mes amis. En outre, si le bruit de ma retraite se répandait, l'évêché pourrait en être instruit, et, mû par des considérations qui lui seraient demeurées inconnues , me refuser — 27 — l'excorporation que j'ai sollicitée. Agissez donc avec réserve, mon cher Foisset, et si vous jugez à propos de prévenir la confidence que recevront bientôt Lorain, Boissard, Ladey et Abord, faites- le avec une maturité et un calme qui vous assurent d'un secret de quelques jours. J'abandonne une carrière où je devais vous ren- contrer, mon cher Foisset, et où je marchais environné de justes espérances. Le passé me garantissait l'avenir ; mais les succès de ce monde ne valent pas la peine qu'on se donne pour les mériter. J'ai regardé autour de moi ; je suis descendu dans les profondeurs de mon âme, et j'ai vu qu'aucun bien puissant ne me retenait au milieu du tourbillon des affaires humaines; j'ai senti que j'étais étranger par mes croyances, par mes sen- timents, par mes goûts, par mes habitudes, par mon caractère, par tout mon être, à cet ensemble de jouissances et de misères qui constitue le bon- heur humain. Alors j'ai jeté un regard libre sur la position sociale où le monde est parvenu, avec l'intention de me jeter là où les besoins du siècle réclameraient les secours les plus pressants ; je me suis dévoué sans avoir le mérite du sacrifice. Au-dessus de ces raisons, il y en a d'autres qu'un homme religieux doit saisir et apprécier sans peine; c'est pourquoi je ne vous en dis rien. Le 12 mai, jour anniversaire de ma naissance, - 28 - j'irai me confiner dans la solitude d'Issy, où Bossuet a conversé avec Fénelon sur les fameuses disputes du quiétisme, et d'où j'apercevrai de loin la capitale et les magnifiques coteaux qui dominent la Seine. En voilà pour trois ans et demi. Adieu, mon cher Foisset, je vous souhaite une renommée solide au barreau, une existence litté- raire brillante, et tous les biens que peut désirer un homme raisonnable. Ayez une pensée pour moi au jour le plus heureux de votre vie ; et, quand vous éprouverez le dégoût des hommes et de la gloire, songez que vous avez dans le désert un ami toujours prêt à vous consoler. J.-B.-Henri LACORDAIRE. TH. FOISSET A LACORDAIRE. — REPONSE A LA LETTRE PRÉCÉDENTE Dijon, 4 mai 1824. Que vous dirai-je, mon cher ami ? Votre lettre confond tellement toutes mes idées, elle m'a jeté dans un trouble si extraordinaire que j'ai peine à trouver des paroles en commençant ma réponse. Votre démarche près de moi, si noble, si tou- chante, si extrême! cet adieu déchirant, ces souhaits d'un bonheur qui aurait pu être le vôtre!... Mon ami, je n'essayerai pas de vous dire combien j'ai été saisi, pénétré! J'ai voulu laisser passer la première émotion avant de vous répondre, et voici que vingt-quatre heures après, au moment où je reprends la plume, les mêmes pensées reviennent en foule ; seulement je me sens plus calme qu'hier1. 1 Un silence de onze mois, des vacances passées de part et d'autre en Bourgogne, mais sans se rencontrer, expli- quent la complète ignorance de M. Foisset sur une évolution - 30 — Vous me dites que je serai moins étonné que joyeux de votre résolution. Je vous tromperais si, au contraire, je ne vous faisais l'aveu que la première impression qui m'a saisi , celle qui même en ce moment domine toutes les autres, c'est un sentiment de douleur. Sans doute , il y a dans ce sentiment bien des regrets personnels, car je m'étais accoutumé de bonne heure à cette idée que Lorain, vous et moi, nous nous tendrions la main dans l'arène du barreau, et je n'avais pas encore entièrement perdu cette espérance. Les délations injustes n'ont qu'un temps, et, si vous fussiez revenu ici, je me croyais sûr de désarmer vos soupçons. Mais il y a dans ma douleur plus que le regret de vous perdre : l'enthousiasme religieux a ses illusions; les affections trompées, leurs méprises. Vous vous dévouerez, je le veux; vous vous quelconque de son ami du côté de la religion. Du même coup , il apprenait la conversion et la vocation ecclésiastique de Lacordaire. On aurait tort de se scandaliser de la sévé- rité du jugement porté sur le clergé par un laïque si jeune. L'appréciation qu'en fait là Théophile n'a rien d'exagéré; mais, pour s'expliquer l'état des choses et l'excuser, il faut se rappeler que, au sortir de la révolution, tout était à refaire pour l'Église de France, et l'on peut supposer qu'en 1825 le clergé n'avait pu recouvrer encore sa pleine vie. Quelque chose de ces pronostics fâcheux se réalisa, du reste, peu après pour -Lacordaire. L'archevêque de Paris ne fut-il pas impuissant à lui procurer un. autre emploi, dans son diocèse, que celui d'aumônier de religieuses? — 31 — confierez aux promesses de Celui qui a promis le bonheur à ceux qui souffrent pour la justice. Vous voudrez autant qu'il est en vous sauver l'Eglise gallicane de la décadence qui la menace. Mais cette volonté, ce dévouement, cette confiance sont des dons de Dieu : il faut une vocation d'en haut pour compter sans témérité sur la plénitude de ces grâces. Une illumination soudaine a bien pu appeler un saint Augustin, un saint Bernard et quelques autres à se consacrer au service des autels. Mais ces âmes privilégiées éprouvaient longtemps leur vocation , et, s'ils craignaient de résister à la voix de Dieu, ils s'effrayaient encore plus de la mobilité sans fin des affections humaines, qui poussent avec empire dans des routes diverses et souvent opposées celui qui prend les élans de son âme pour des avertisse- ments du ciel. Je vous conjure, mon cher Henri, de ne pas voir une accusation dans ces paroles. A Dieu ne plaise que je me fasse votre juge au moment où vous me rendez ce doux nom d'ami que je vous donnai pour la première fois en combattant la résolution subite qui vous a éloigné de nous. Alors, comme aujourd'hui, je ne vous taxais point d'imprudence ; je vous disais : Qui vous presse? Réfléchissez encore; ne vous hâtez pas vers un repentir. Et cependant il ne s'agissait pas de toute une vie de sacrifices!... — 32 — Vous avez pensé à tout cela, je le sais ; mais je ne vous dis qu'une chose : Pensez-y encore. Voilà mon dernier mot, mon unique conseil, et j'ai besoin de croire à mon tour que je serai compris de vous. Vous le voyez, je vous offre des raisons, de froides et impuissantes raisons. Je ne veux pas que vous me reprochiez d'avoir ajouté quelque amertume à votre sacrifice, en cherchant à vous émouvoir. Je ne vous parle pas de l'affliction de votre mère, de la mienne, car vous ne m'avez jamais été si cher. Mon cher Henri, vous ne savez donc pas qu'on croit perdre ses amis toutes les fois qu'ils s'éloignent? Il est si douloureux de leur dire adieu, au moment où l'on sent le mieux tout ce qu'ils valent ! Vous m'avez connu beaucoup de liaisons : l'esprit de prosélytisme, dont je ne suis pas encore bien guéri, me pous- sait vers tous les jeunes gens qui promettaient de devenir des hommes, dans l'espoir d'y trouver des auxiliaires ou d'en faire des néophytes. Mais, dans la foule de ces liaisons, il y avait bien peu de place pour l'amitié. Vous-même, je vous ai vu pendant trois ans avec plus que du plaisir ; mais ce n'est qu'au moment où vous quittiez Dijon que j'ai senti combien j'aurais trouvé de charmes dans une union plus étroite. C'est alors que je m'efforçai de vous retenir, et que le nom d'ami s'échappa de mon cœur à la fin de ma lettre. Jusque-là j'aurais craint d'exagérer mes — 33 — sentiments pour vous par un mot qui , dans ma bouche, exprimera toujours plus que de la fami- liarité. Alors je n'avais qu'un ami, c'était Lorain. Lui seul avait toutes mes confidences, lui seul savait mes secrets de famille. Varin perdit sa mère, mon frère était mort depuis peu de jours ; nos larmes se mêlèrent, et nous fûmes amis. Je ne parle pas de Brugnot, que vous avez à peine entrevu ; nous nous aimions depuis douze ans ; lui du moins, j'en suis sûr, ne me soupçonnera jamais d'égoïsme. Pour vous, mon cher Henri, on vous calomniait auprès de moi, comme on me calomniait auprès de vous. On vous représentait comme ces coquettes qui sèment sans cesse autour d'elles de douces paroles et qui aiment mieux séduire que d'aimer. Je puis me rendre ce témoi- gnage que je n'ai jamais ajouté foi entière à de tels discours ; mais ils ont suffi pour glacer le commencement de notre correspondance, pour jeter quelque réserve dans mes premières rela- tions épistolaires. Vous m'écrivîtes une lettre bien tendre ; j'avais commencé ma réponse, mais l'affreux accident de ma sœur me rappela préci- pitamment auprès d'elle, et je ne pus vous rendre cette fois tendresse pour tendresse. Je vous ai écrit depuis des lettres qui n'étaient pas seulement amicales, mais passionnées ; votre silence n'a pu me faire oublier cette lettre-là. Pardonnez-moi ces souvenirs ; vous l'avez dit : I — 3 — 34 — c'est le seul moment qui nous reste pour nous voir tels que nous avons été. On s'est armé contre moi de mon orgueil, qui est grand et que je n'ai jamais dissimulé. On a oublié de vous dire que cet orgueil, qu'on a peint si envieux, si exclusif, ne m'a pas arraché peut-être deux paroles mal- veillantes contre ceux que j'ai rencontrés sur ma route. On m'accusait d'ambition, et, dans ce temps même, je refusais une nièce de M. R... qui m'était offerte par son oncle et dont la fortune est quadruple de la mienne. Je refusais même de la connaître de peur d'être entraîné, sans le vou- loir, à des démarches équivoques par lesquelles je me serais trouvé lié en quelque sorte à mon insu. Je ne doute pas que je n'aie mérité par ma vanité de sévères paroles ; car il y a un grand fond de misères dans le cœur de l'homme ; mais ceux qui se font une étude d'explorer et de mettre à nu ces faiblesses des autres, croient-ils donc avoir choisi le meilleur rôle ? Ils m'ont laissé bien seul, et quelquefois bien malheureux dans cette ville envieuse. Comment les haïrais-je ? Ils m'ont rendu plus fort, plus viril, et, ce qui est mieux encore, plus chrétien. Votre dernière lettre a guéri la dernière bles- sure. J'ai retrouvé Lorain, qui avait été séparé de moi vers le même temps et par la même per- sonne que vous. Je lui ai confessé avec franchise - 35 - tous les torts que je me reconnais envers lui ; le principal est de l'avoir cru le chef d'une coterie, qui ne paraissait rien négliger pour me perdre entièrement dans l'opinion. Je n'avais pas espéré déraciner en un jour des préventions invétérées, mais j'ai senti dans ses explications qu'il m'ai- mait encore, et je vous devrai d'avoir retrouvé un ami. Je ne me suis encore ouvert à personne sur votre douloureuse confidence, mais je ne saurais douter que MM. de Riambourg et de Mussy ne l'eussent connue avant moi par une voie que je ne puis deviner'. Ils m'avaient pressenti l'un et l'autre par des paroles mystérieuses que votre lettre a rendues claires pour moi. Une troisième personne a vo're secret, et celte troisième personne c'est Abord. Votre lettre était sur ma cheminée; Abord m'attendait dans ma chambre ; il reconnaît votre écriture et s'étonne. J'entre, je brise le cachet, et à ces mots : « J'entre le 12 au séminaire, » je fais un cri et je ferme la lettre. Je me promenais à grands pas dans ma chambre en répétant par intervalles des exclamations de douleur. Abord s'écrie : « Je m'en étais douté ; » il me cite quelques phrases de la dernière lettre que vous 1 Mme Lacordaire seule avait reçu la confidence de son fils avant M. Foisset; elle n'avait pu se défendre de s'en ouvrir à M. de Riambourg, qui en avait entretenu M. de Mussy. — 36 — lui avez adressée, et il me dit : « Lacordaire se fait jésuite. — Non, répondis-je, il se fait prêtre. » C'est alors que je continuai votre lettre, et j'insis- tai auprès de lui sur la nécessité du secret avec tous les autres. Je compte sur la parole d'Abord. Mon ami, il me reste un souhait à faire, c'est que Dieu, s'il vous appelle à lui, ne vous retire pas de nous; que, s'il me réserve une part dans cette renommée du barreau que vous me souhaitez, vous pensiez de temps en temps que dans le mo- notone tourbillon des affaires, au milieu des joies tumultueuses de la vie ou des jouissances plus douces de l'étude et des lettres, il est au moins un homme qui vous garde une longue amitié, une amitié vive et désintéressée. Il me serait affreux de vous perdre tout entier. Mon ami , en quelque lieu que vous soyez, promettez -moi, permettez- moi de vous écrire encore. Tous les matins, tous les soirs, je veux être un moment avec vous; vous serez le troisième ami que j'aurai nommé dans mes prières de chaque jour. Ayez aussi une pensée pour moi, mon cher Henri, quand vous serez avec Dieu ; demandez-lui pour moi la vertu des humbles et la persévérance des forts. Vous me dites que j'aurai dans le désert un ami tou- jours prêt à me consoler : je retiens votre pro- messe. Adieu, Lacordaire, adieu. THÉOPHILE. XI DE L ETUDE DE LA PHILOSOPHIE Issy, le 24 mai 1824. Vous n'avez pas pensé, mon cher ami, qu'au moment où je réclamais tous mes droits sur votre cœur, je voulusse me priver d'une correspon- dance qui désormais sera l'une des consolations de ma vie ; car rien ne peut plus séparer nos deux âmes. Vous voyez que nous nous retrou- vons toujours quand nous avons une pensée noble ; jamais nous n'avons cessé d'être l'un pour l'autre un objet d'espérance, une partie de l'avenir. Notre amitié est vieille aujourd'hui, car il y a bien longtemps que nous ne nous sommes parlé, et bien longtemps que nous dési- rions jouir de ce bonheur. J'ai reçu votre lettre le dimanche (9 mai) qui a précédé mon entrée au séminaire d'Issy, et je l'ai lue avec un attendrissement qui provenait de — 38 — bien des causes. Il y avait tant d'amitié dans vos conseils, tant de franchise et d'élévation dans tout ce que vous me disiez , que je ne pouvais qu'en être vivement touché. Il est toujours doux de retrouver un ami ; mais quand ce bonheur arrive au moment où l'on va se séparer du monde et où on n'attend plus rien de lui, il s'y mêle un sentiment qui a quelque chose d'inexprimable. J'aimais à songer que vous étiez le seul, avec ma mère, dont la voix m'eût' détourné de ce sacri- fice que j'allais accomplir, et j'aimais à vous voir occuper une si grande place dans une si impor- tante action de ma vie. Je ne vous dirai rien des raisons que vous me donniez ; elles n'eussent été fortes que pour celui qui se fut jeté dans l'état ecclésiastique par des vues humaines, par l'am- bition du repos ou des honneurs. Je crois avec vous que celui-là doit être bien malheureux ; car il ne jouit ni de la dignité de son ministère qu'il ne comprend pas, ni de son sacrifice qu'il a pesé avec les balances de la terre, ni de ce calme intérieur qui accompagne partout l'homme sorti des misères du monde pour ne plus appartenir qu'à Dieu. Les souffrances mêmes du prêtre servent d'aliment à la paix de son âme, parce qu'il les offre à Celui qui les lui envoie, et qu'il trouve dans l'Évangile de quoi verser du baume sur toutes ses plaies et des enchantements sur toutes ses douleurs. Je suis encore bien peu — 39 - avancé dans la voie nouvelle où j'ai cru me sen- tir appelé, et déjà cependant j'y goûte des jouis- sances vives et pures. J'essayerai une autre fois de vous dire en quoi elles consistent, de vous raconter l'emploi de mes journées, l'ordre du séminaire, l'esprit dont il est animé. Je veux que vous sachiez l'heure à laquelle je me lève et l'heure à laquelle je me couche, les moments que je consacre au travail et ceux que la prière et nos délassements absorbent, afin que vous puis- siez connaître ce que je fais à tous les instants de ma vie. C'est un avantage que je donne à votre amitié et qui ne sera pas réciproque ; car vous autres gens du monde, vous ne pouvez répondre de vous pendant un seul quart d'heure. Quoique j'ajourne ces détails à ma prochaine lettre, je dois néanmoins vous dire aujourd'hui quel est le travail auquel je me livre. Vous sen- tez, mon cher ami, que je n'ai pas pu me préci- piter au travers d'un cours de théologie commencé depuis six mois. Je ne le désirais même pas; j'étais bien aise de compléter mes études philo- sophiques, qui ont été très légères, et qui sont d'une haute importance dans l'état que j'embrasse. C'est bien peu de choses que cinq mois pour une science si vaste ; mais enfin c'est encore cinq mois, et on marche vite quand on n'a rien autour de soi qui vous tire de vos méditations. J'ai d'ailleurs quelques données qui me faciliteront — 40 — cette étude. Dites-moi, mon ami, ne voudrez- vous pas que nous causions quelquefois de cette philosophie dont nous avons discuté ensemble des points intéressants, et qui est aujourd'hui prête à recevoir de grandes modifications dans son but et dans son enseignement? C'est une chose bien singulière que cette philosophie païenne frappée à mort par le christianisme, oubliée pendant plusieurs siècles et tout à coup ressuscitée par les chrétiens dans les écoles chré- tiennes, où un combat s'établit entre les disciples de Platon et ceux d'Aristote, jusqu'à ce que le xviiic siècle s'empare d'une arme ainsi dérouillée sous les auspices de la religion, et élève l'em- pire de la raison à côté de l'empire de la foi. Le xvme siècle n'a été qu'une lithographie de l'anti- quité païenne, en sorte que c'est lui qui a fait un pas rétrograde immense , et que nous , au con- traire, nous avançons vers l'époque où le chris- tianisme est venu régénérer la terre. La philosophie va donc être mise à sa place dans ce xixe siècle, dont la gloire sera préci- sément d'avoir connu la place des choses ; elle ne sera plus que la recherche des vérités chrétiennes par les seules lumières de la raison humaine. Voilà ma définition, mon cher maître; elle vous fera connaître mon plan. Oh ! qu'il y aura de charmes dans ces communications phi- losophiques qui passeront de la solitude dans le — 41 — monde et du monde dans la solitude ! Je vous raconterai mes sentiments et mes pensées ; car il ne m'arrivera guère que cela. Il n'y a jamais rien de nouveau au séminaire, mon bon ami ; toute la vie est dans le cœur. Pour vous, il n'en sera pas de même, et cette différence de posi- tion est un charme de plus. Les derniers accents de votre lettre m'ont pénétré; souvenons-nous toujours des adieux que nous nous sommes dits. Peut-être avez-vous déjà reçu une petite marque de souvenir que j'ai voulu laisser à tous mes amis avant de les quitter, afin qu'en regardant leur bibliothèque ils songeassent quelquefois à moi. Adieu, mon cher Foisset, je voudrais vous voir uni à tous ceux que j'aime, d'autant plus que j'ai participé à une rupture qui vient de se terminer pour moi avec tant de consolations. Il me semble que je me reprocherai toujours quelque chose tant que mon souhait ne sera pas rempli. Adieu encore une fois. J.-B.-Henri LACORDAIRE. XII MIRACLE DU PRINCE DE HOHENLOHE; PROFESSION DE FOI TRÈS EXPLICITE A CET ÉGARD Issy, ce 28 juin 1824. Mon ami, je me reproche de n'avoir pas répondu sur-le-champ à votre dernière lettre, afin de vous consoler autant qu'il était en moi. Je l'ai reçue au moment où j'allais prier dans une chapelle consacrée à Notre- Dame-de-Lorette, et toute ma prière a été pour votre sœur 1 ; depuis ce jour je n'ai pas cessé de demander à Dieu sa guérison. Que vous avez bien fait de vous adres- ser à cet admirable prince de Hohenlohe ! Je suis encore tout transporté de ce que je viens d'apprendre à son sujet, et j'ai besoin de vous en faire part avant toutes choses. Nous avons ici un lieu appelé la Solitude, où 1 M. Foisset croyait la vie de sa sœur gravement com- promise. — 43 — quinze à seize jeunes gens qui appartiennent à la compagnie de Saint- Sulpice, ou qui se des- tinent à en faire partie, sont retirés pour com- pléter leurs études de philosophie et de théolo- gie. C'est de là que sortent presque tous les professeurs des séminaires dirigés par les Sul- piciens. L'année dernière il est arrivé un Amé- ricain, nommé M. Willer, qui était directeur du séminaire de Saint- Sulpice à Baltimore, très connu et très aimé de l'évêque de ce diocèse. M. Willer est notre professeur de physique ; c'est un homme d'une instruction remarquable et d'une imagination si prodigieuse, qu'il m'effraye quel- quefois. Il y a deux jours, il vint dans sa classe avec un air pensif, et nous dit qu'il venait de recevoir cinq lettres d'Amérique qui lui confir- maient un miracle dont il avait déjà été instruit par six lettres qu'il avait reçues précédemment. Puis il nous raconta la chose : Lorsque j'allai dire mes adieux à M. Teissier, supérieur du sémi- naire de Baltimore, il m'annonça qu'il venait d'écrire au prince de Hohenlohe, pour rengager à demander à Dieu la guérison de Mmc Martin, sœur du maire de Washington, qui était plutôt mourante que malade depuis un grand nombre d'années. C'est au sujet de cette guérison que je viens de recevoir des lettres de M. Tessier, de févêque de Baltimore, et de plusieurs autres personnes. Le prince de Hohenlohe avait répondu — 44 — que, le 10 mars 1824, à neuf heures du matin, il dirait la messe pour Mme Martin , et qu'on eût soin de s'unir à lui d'intention. Par une provi- dence bien visible, cette époque était celle où tous les députés des Etats-Unis, tous les membres du congrès national, tous les ambassadeurs des puissances européennes étaient réunis à Washing- ton, capitale de l'empire. Il s'agissait de la sœur du maire de la ville, que tous les habitants savaient être à l'extrémité ; des neuvaines se disaient pour elle dans les églises catholiques; le bruit de la démarche faite en Europe s'était répandu, et la ville était dans l'attente. Le 10 mars, à trois heures du matin, afin de corres- pondre à l'heure indiquée par le prince , et pour effacer la différence des méridiens, Mme Martin entend la messe dans sa chambre, étendue sur son lit, ayant à peine un souffle de vie ; plusieurs personnes étaient présentes, et le saint sacrifice était offert par M. Dubuisson, prêtre français du diocèse de Paris, à ce que je crois. Le moment de la communion arrivé, la mourante reçoit le pain sacré, et à peine a-t-elle la force de le faire descendre dans son sein. Tout à coup on entend ces mots prononcés à demi -voix derrière les rideaux du lit : « 0 mon Dieu, qui suis-je pour « que vous m'accordiez une telle grâce ! » Et à l'instant la malade se lève, s'habille et se montre à tous ceux qui veulent la voir. Cette guérison — 45 — miraculeuse se répand dans Washington avec une rapidité facile à concevoir, et tout d'abord trente protestants se font catholiques. Cette nou- velle s'est ensuite répandue dans les États-Unis par les députés de chaque canton, et on en attend les plus heureux résultats. Ce n'est pas tout : le même jour, à Baltimore, et par le même moyen, un Français nommé M. Chevigné, qui autrefois s'est distingué dans la guerre de la Vendée, et qui est actuellement professeur de mathématiques au séminaire, a été guéri d'une maladie qui le mettait tous les ans aux portes de la mort. M. Willer nous disait : « Ce M. Chevigné a été mon professeur ; je l'ai connu malade aussi long- temps que je l'ai connu; et c'est lui-même qui m'écrit les détails sur sa guérison subite. » Le temps n'est pas encore bien éloigné, mon cher Foisset, où ces faits n'auraient produit aucune impression sur mon esprit, lors même que je ne les eusse pas révoqué en doute. Et cependant je n'aurais pas cessé d'être de bonne foi. C'est une chose à laquelle j'ai déjà réfléchi plusieurs fois que l'aveuglement des incrédules, et je le regarde comme l'un des mystères les plus profonds du cœur humain. Ils ne demandent qu'à voir pour devenir croyants ; ils disent, comme les pharisiens : Nous n'eussions pas mis à mort les prophètes ; et, quand ils voient, ils ne croient point. Les Juifs demandaient des signes à — 46 — Jésus-Christ, qui ne faisait pas un mouvement sans opérer un miracle ; et maintenant encore ils croient à leurs prophètes, ils reconnaissent que les temps du Messie sont passés , ils distinguent dans Jésus -Christ tous les traits qui devaient caractériser ce promis des nations; la vérité du christianisme et la divinité de son auteur se prouvent à leurs yeux depuis dix-huit siècles , et ils demeurent dans l'aveuglement , et ils sont dans la bonne foi! Oui, je suis sûr que les miracles dont je vous entretiens ne m'eussent pas frappés, il y a deux ans ; je ne puis conce- voir ce que j'ai moi-même éprouvé. Il y a là un repli de l'âme qui m'échappe. Je vous ai parlé de la Solitude; M. d'Aumont a eu la bonté d'écrire à M. Mollevaux, qui en est le supérieur, pour l'entretenir de moi. C'est une démarche dont je suis bien reconnaissant, et je vous prie d'en témoigner toute ma gratitude à M. d'Aumont. Il n'y a rien de plus doux, je vous assure, que le souvenir qui nous est gardé par les hommes de bien qu'on a eu le bonheur de connaître. Si j'avais eu à Dijon l'honneur d'appro- cher de plus près M. d'Aumont, il eût reçu directement l'expression de ma reconnaissance ; vous ne manquerez donc pas d'être mon inter- prète près de lui. Vous me proposez, mon cher ami, de me transmettre des détails sur nos anciens condis- — 47 — ciples dont plusieurs étaient vos amis, ou le sont devenus. Oui, parlez-moi d'eux, et faites-le sou- vent. Ne nous désunissons point par la pensée, si nous le sommes par les événements. Parlez-moi de Clerc, de Varin, de Brugnot. Les deux pre- miers vous ont sans doute appris que M. Tinseau avait fait une retraite de dix jours ici, et qu'après avoir reçu la tonsure des mains de l'archevêque de Besançon, il était entré au noviciat des jésuites à Montrouge. Et moi aussi, mon cher Foisset, j'ai reçu la tonsure et pris l'habit ecclésiastique, le 12 juin dernier. En voilà pour jamais. Ne vous contentez pas de m 'entretenir de nos amis ; parlez-moi surtout de vous. Faites-moi part de votre position au barreau, à l'académie, à la société d'Études ; peut-être n'ai-je pas encore le droit de pénétrer dans tous les secrets de votre existence; mais ceux de votre vie publique me sont acquis. J'aspire à vous livrer franchement ma pensée sur tout ce qui vous concerne ; il m'a toujours semblé que l'un des plus précieux avan- tages de l'amitié consistait à entendre d'une bouche sincère des conseils sans amertume, des éloges sans flatterie, l'expression naïve de senti- ments purs et désintéressés. Combien je vous remercie d'avoir vu souvent ma mère pendant le mois dernier ! Elle avait besoin d'entendre parler de son fils : et qui mieux que vous a pu prononcer mon nom devant elle ! — 48 — Je suis sûr que vous avez enchanté son âme par tous les souvenirs dont vous F avez environ- née. Dites à Abord que je lui demande de brûler une grande lettre que je lui ai écrite l'année dernière. Je reconnaîtrai son amitié à ce sacri- fice. Faites mes amitiés à Lorain et à M. Daveluy. — Pourquoi le papier me manque-t-il? Adieu. J.-B. LACORDAIRE. XIII DU MARIAGE DE M. FOISSET 11 août 1824. Mon cher ami, je vous embrasse en courant; je vous félicite de ce que vous avez trouvé une femme selon vos désirs, choisie dans une famille honorable et religieuse , et présentée à votre foi sous les auspices d'un homme que nous révérons tous deux1. Votre mariage est déjà tout fait dans votre cœur, et sans doute il est bien avancé dans celai de FaimabL fille que Dieu paraît vous avoir destinée. Mon ami, je vous souhaite tout ce qui peut faire le bonheur d'un père de famille ; je partage votre joie. Je vous attends pour en causer avec vous dans ma solitude, et pour vous dire tout ce que je n'ai pas le temps d'exprimer. Venez, mon cher ami, venez me voir, 1 Le président de Riambourg. I — 4 — 50 — m'entendre, me toucher; venez, que je vous voie et que je vous entende, et que vous ne soyez pas le seul de ceux qui m'aiment dont je ne retrouve point les traces dans ma nouvelle patrie. Mais comme nous changeons tous ! vous marié ! moi au séminaire ! Que je vous voie encore avant que vous preniez une route nouvelle dans la vie, avant que nous nous tournions le dos pour ne nous rencontrer jamais dans les voies humaines ! Se sépare-t-on ainsi sans se dire un bon adieu , sans bien se regarder, afin qu'on puisse se reconnaître dans la foule au jour de l'éternité ? Adieu ; je vous attends. Chargez-vous des ami- tiés de Lorain et faites-lui les miennes. Vous me parlerez de votre sœur, du résultat des prières du prince de Hohenlohe. J'ai oublié de vous dire que, parmi les lettres qu'a reçues M. Willer, il y en a une du président des Etats- Unis. Du reste, la relation de ce qui s'est passé nous est venue imprimée en anglais, dans le pays; l'acte porte une foule de signatures. M. Gerbet est à Pau, il y restera toutes les vacances. Je vous rendrai votre billet. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse et je vous aime. H. LAGORDAIRE. XIV SOUHAITS DE BONHEUR DOMESTIQUE Issy, 1er décembre 1824. Je n'avais pas attendu votre lettre, mon cher ami, pour croire que vous étiez heureux, et pour jouir avec vous d'une position qui remplit à la fois votre cœur et votre esprit, votre présent et votre avenir. Non, je n'avais pas attendu ces lignes amicales que je viens de lire avec tant de joie, pour remercier Dieu de la femme qu'il vous a donnée. Soyez donc heureux, soyez-le de toute votre âme, qui est si digne de l'être : Nonequi- dem invideo, miror magis. Je prie Dieu qu'il per- pétue son esprit dans la famille nouvelle qu'il vous donnera, et qu'on dise un jour de vous ce que les saintes Écritures disent du dernier des patriarches : Vidit Ephraïm filios usque ad Ler- tiam generationem ; ftlii quoque Machia, filii Mariasse, nati sunt in genibus Joseph. Aimez le — 52 — barreau, et accomplissez le souhait que j'ai formé, en vous plaçant aux premières places de ce théâtre si convenable à vos talents. Ne dites pas un adieu sévère aux lettres, et faites-vous d'autres bosquets de Montbard qui ne perdent pas le souvenir des pages immortelles que vous viendrez demander à leurs solitudes1; méritez l'estime de vos concitoyens par des mœurs tou- jours nobles, par une conduite toujours franche, par un esprit de religion toujours simple et grand ; soyez toujours le même. Vous n'oublierez pas les jouissances de l'amitié au milieu de jouis- sances plus douces encore, et votre cœur ne nous deviendra jamais étranger, à nous vos condis- ciples, vos amis, votre cher et premier entretien. Pour moi, mon cher Théophile, j'ignore quand j'irai réchauffer mes mains au coin de votre feu; mais je ne veux pas mourir sans y avoir été, et sans vous avoir dit le novissimum vale dans le sein de votre famille. Soyez sûr qu'elle me sera chère, et que je présenterai avec enchantement mes hommages à celle qui sait si bien vous rendre la vie heureuse, à votre femme enfin. Car pourquoi ne la nommerais-je pas ainsi tout simplement, puisque c'est par ce nom qu'elle vous appartient? Je vous remercie de ce que vous lui avez déjà 1 M. Foisset, revenant de Paris, s'était arrête à Mont- bard, où les jardins de Buffon l'avaient fortement impres- sionné. - 53 — parlé des liens qui nous unissent ; je vous remer- cie encore de la pensée que vous avez eue pour moi dans un jour que je ne prévoyais pas être si proche , lorsque je vous demandais ce souve- nir. Je n'ai donc pas été absent de votre noce, et vous ne pouvez pas me dire ce qu'Henri IV écrivait à Crillon : « Pends-toi, brave Grillon ! » Mais, malheureux que vous êtes, d'où vient que vous ne me dites pas le jour où vous vous êtes présenté à l'autel, afin que je l'inscrive dans ma mémoire comme un de mes jours fastes ? Lorain ne m'en a pas parlé non plus ; faites-lui en des reproches, et dites-lui que je lui écrirai tout à l'heure. C'est sans doute son frère Félix qui m'a envoyé votre billet de Paris; est-ce qu'il ne lui a rien donné pour moi? Est-ce que je ne verrai pas ce second Prosper? Mon ami, je n'ai rien de nouveau à vous dire sur moi ; je suis tel que vous m'avez vu. J'ai commencé depuis un mois l'étude de la théolo- gie, qui me plaît beaucoup, quoique les détails soient assez arides. Mais les éléments de toutes les sciences ont plus ou moins ce défaut inévi- table ; le maçon est longtemps avant de jouir de L'ensemble et de la magnificence de l'édifice qu'il a construit en posant des pierres sur des pierres. Nous verrons cette année, pour le dogme, le traité de la religion et de l'Église ; je suis bien — 54 — aise de commencer par là. Je sens de plus en plus que je suis à ma place et que Dieu me vou- lait là; j'espère, avec son secours, faire un jour un bon prêtre et travailler au salut des âmes avec succès. Mon ami, la science, le talent, la force, tout cela est vain en soi-même: Agnovi quod in his quoque esset labor et afflictio spiritus, et quod in midta sapienlia multa sit indignalio. Tout cela est vain, quand on ne rapplique pas aux choses éternelles. Le temps et ce qui est dans le temps ne nous a été donné que pour conquérir l'éternité. Je vous remercie, mon ami, de la visite que vous avez faite à ma mère, et qui lui a mis beaucoup de calme dans le cœur. Tout s'apaise autour de moi, on s'accoutume à tout, on verra bientôt que je suis à ma place. J'ai vu, dans cette affaire, quelle puissance il y a dans la volonté d'un homme, et quelle influence les idées exercent sur nous. J'ai franchi en quatre ans et demi * la distance qui sépare l'erreur de la vérité, et je me suis reposé aux deux extrémités du monde moral. Adieu, mon cher Théophile, aimez- moi toujours, écrivez-moi souvent : tout ce qui vous touche me touche. II. LACORDA1RE. 1 Quatre ans et demi. Lacordaire lui -môme fait donc remonter les débuts de sa transformation à son arrivée à l'école de droit, c'est-à-dire à ses rapports avec M. Foisset. XV JUSTIFICATION DE LA SGHOLASTIQUE ACTUELLE. — JUGEMENT DE VlHstoire ecclésiastique de fleury Issy, 24 janvier 1825. Vous désirez, mon cher ami, quelques détails sur mes études théologiques, et en général sur la vie que je mène au séminaire. Il m'est aisé aujourd'hui de vous satisfaire. Nous suivons la théologie de l'abbé Bailly1, sauf des éclaircis- sements et des additions que nous dictent nos professeurs, et excepté toutefois le traité de la religion, que nous voyons d'après un autre au- teur beaucoup plus détaillé. Nous n'étudions pas le dogme tous les matins et la morale tous les soirs ; il y a une petite différence. La morale su fait le matin, et le dogme est pour le soir. 1 L'abbé Bailly, principal du collège Godran à Dijon, avant 1789, auteur de la Théologie de Dijon, confesseur de la foi sous la Terreur, était grand-oncle de M. Foisset. — 56 — Nous ne nous écartons pas de la méthode scho- lastique, et, à vrai dire, on n'a peut-être pas tort. Convenez, mon cher Théophile, que la plupart des jeunes gens ne sont pas destinés à ces spéculations élevées qui emportent les âmes au delà des bornes vulgaires de la pensée, et qui , après avoir placé une question à sa plus grande hauteur, l'envisagent de là sous toutes ses faces, avec tous ses rapports et toutes ses con- séquences. Les formes oratoires employées par les premiers Pères de l'Église ne sont pas pro- pres à fixer dans des intelligences encore neuves les points de doctrine si multipliés que renferme la théologie, outre que la plupart des élèves n'ont pas reçu en partage cette facilité d'élocu- tion qui seule peut donner quelque force à des raisonnements revêtus des couleurs de l'élo- quence. Ajoutez à ces deux considérations que l'espace de trois ans serait bien loin de suffire au développement large et magnifique de la théologie ; le double ne suffirait peut-être pas. Songez aussi qu'il serait difficile de trouver des professeurs capables d'un enseignement si dis- tingué; il faudrait que les cendres des saint Justin, des Irénée, des Origène, des Tertullien sortissent de leurs tombeaux et se ranimassent pour apparaître dans nos écoles. Voyez, au con- traire, combien la marche actuelle est simple et adaptée à tous les genres d'esprits. Les séminaires — 57 — sont composés de jeunes gens de dix- huit à vingt-quatre ans, qui presque tous sortent des collèges ou d'institutions analogues ; on leur donne les éléments du dogme, de la morale et de l'Ecriture sainte, dans des ouvrages écrits simplement et qui procèdent dans toute la rigueur logique. Tout le monde est capable de retenir un syllogisme ; tout le monde ne l'est pas d'analyser une page de Bossuet ou de Pascal, de graver cette analyse dans sa pensée, de l'en faire sortir à propos et d'écraser ses adversaires de souve- nirs si imposants. Celui qui étudie bien sa théo- logie et sa Bible sait au bout de trois à quatre ans ce qui lui est absolument nécessaire pour exercer les fonctions du sacerdoce. Les uns n'iront jamais plus loin ; les autres, après avoir mesuré en tâtonnant les abîmes de la science, y descendront avec ardeur, choisiront dans ce qu'ils auront appris, découvriront le fort et le faible, et ne s'arrêteront dans la carrière que là où la faiblesse humaine ne permet plus d'avan- cer. Il ne faut pas oublier, mon cher ami, que, dans l'enseignement comme partout ailleurs, les masses sont tout et les individus rien. La scho- las tique n'empêchera jamais un grand esprit de se faire; la forme oratoire hébéterait la majorité des étudiants. Avez-vous remarqué que dans ces grands cours d'apparat, soit d'histoire, de litté- rature ou de philosophie, on n'apprend jamais — 58 — rien ? Le professeur parle ; on écoute avec plai- sir; on trouve qu'il parle bien, et voilà tout. Ensuite j'avouerai avec vous que les éléments théologiques sont imparfaits comme les éléments que nous avons dans tous les genres ; point de grandes vues , de preuves fortes ; rarement ils font sentir le point de la difficulté , ils s'égarent dans des divisions et des définitions sans fin ; toujours beaucoup de mots et peu d'idées. Est-ce la faute de la scholastique? Non, mais de ceux qui ont fait les livres où l'on suit cette méthode. Une bonne théologie scholastique bien conçue, bien enseignée et bien apprise, ferait des élèves rares. Pourquoi les protestants redoutent-ils cette méthode et affectent-ils de la mépriser? C'est qu'ils sentent que l'on peut tromper avec l'élo- quence, et qu'on ne trompe pas avec la logique. Dreux hommes qui parlent bien sont rarement en état de se confondre ; l'esprit a des ressources inépuisables , et il faut enlever de terre le géant pour l'étouffer. Pardonnez-moi, mon bon ami, cette petite discussion qui a fait disparaître le papier sous ma main et qui m'ôte ainsi le moyen de poursuivre les détails que je voulais vous donner. Je n'a'oute pour aujourd'hui qu'un mot sur les professeurs et les élèves, c'est que j'en suis content ; s'ils ne satisfont pas toujours mon esprit, c'est que je suis en avance de plusieurs années sur mes confrères. — 59 — J'ai déjà lu, suivant vos conseils, à peu près un volume de Y Histoire ecclésiastique de Fleury ; je n'y trouve point de plan et point de but jus- qu'à présent. Des récits de miracles, des mar- tyres , des analyses de saints Pères placés les uns à la suite des autres , suivant l'ordre des dates , avec la succession des évêques , voilà des choses fort bonnes en soi et très curieuses; mais je ne sais si c'est là de l'histoire. Je n'ai pas en- core rencontré d'aperçus généraux; je ne suis pas satisfait. J'ai tort sans doute. Je ne sais si je continuerai cette année, tant je suis pressé de besogne ; vous ne sauriez croire comme le temps m'échappe. Mon ignorance m'épouvante tous les jours; plus j'avance, plus je vois que je ne sais rien. Heureusement qu'aujourd'hui il ne s'agit pas d'être érudit, et sous ce rapport je suis à la hauteur de mon siècle. Ah! mon ami, qu'est-ce que la science? C'est une pitié. L'abbé Gerbet a renoncé à l'aumônerie du col- lège Henri IV. II est parti, il y a quelques jours, pour aller passer trois à quatre mois en Bre- tagne, avec M. l'abbé de Lamennais. Je n'ai pu le voir pour faire votre commission. Nous ne sortons qu'une fois tous les mois pendant cinq à six heures. J'ai écrit à maman que vous aviez été chez elle pour lui présenter Eugénie; mettez à ses pieds l'hommage de mon respect, et témoignez- — 60 — lui combien je suis touché de l'intérêt qu'elle veut bien prendre à celui qui est votre ami pour toujours. Dites à Lorain un bonjour amical de ma part. Je lui dois une lettre. Adieu , mon cher Théophile , soyez heureux et aimez-moi. II. LACORDAIRE. XVI les scholastiques. — du Discours sur la vie cachée, DE BOSSUET. — FÉNELON. — BOURDALOUE. Issy, 22 mars 1825. Et moi, mon cher Théophile, je veux vous écrire avant le retour de d'Andelarre *, et vous remercier de m'avoir procuré une si aimable vi- site. J'en ai été très content, c'est un bien bon jeune homme ; nous avons beaucoup parlé de vous, de mes aulres amis de Dijon, et j'ai trouvé un grand charme à cette conversation. Il m'a parlé du prochain voyage d'Amédée Varin à Paris; avec quel plaisir je reverrai cet excellent Varin! Je l'ai fait quelquefois passablement enrager avec mes objections, mes sorties violentes, et que sais-je? Mais j'espère lui payer toutes mes 1 Le marquis d'Andelarre, l'un des principaux tenants de la société d'Études de Dijon, et plus tard, sous l'empire, député de la Haute- Saône. — 62 — dettes d'un seul coup en l'embrassant. Ah çà , parlez-moi donc aussi de ce bon M. Boucley !, et faites-lui mes compliments et mes amitiés dans la première lettre que vous lui écrirez. Mon cher Foisset, je vous abandonne tous les scholastiques depuis le premier jusqu'au dernier, d'autant plus que je vais passer mon premier examen de théologie dans quelques jours. Je re- connais la vérité des reproches que vous leur adressez, et c'est ce que je reconnaissais déjà clans ma dernière lettre, où je distinguais soigneu- sement la méthode et les auteurs qui .l'ont em- ployée. Du reste, j'aime vos conseils théologiques à la folie, et vous avez bonne grâce à parler de tout. Et tenez, que vous avez bien fait de me par- ler du discours de Bossuet Sur la vie cachée en Dieu! Figurez-vous qu'en allant voir l'autre jour un de mes amis duséminairequi étaitmalade dans son lit, je trouvai sur la table un petit volume de la bibliothèque des Dames chrétiennes parfai- tement doré sur tranche; je l'ouvre, et je tombe justement sur ce petit chef-d'œuvre de Bosquet, que je m'empressai de dévorer. Cela est vraiment divin, d'autant plus qu'une de nos plus grand 5 plaies et la plaie des âmes nobles, c'est l'amour de ce néant qu'on appelle gloire, et qui n'est qu'un peu de bruit qui n'a point d'écho dans 1 Compatriote de Lacordaire, devenu recteur à Pau. — 63 — Téternité. Quand on songe que, depuis le commen- cement du monde, la plupart des hommes ont travaillé plus ou moins pour celte gloire, et que si peu de noms sont venus frapper notre oreille à travers les siècles , on éprouve avec le mépris des vanités de la terre je ne sais quelle douleur de voir que l'homme est si petit. Voyez comme les plus hautes réputations décroissent d'âge en âge , et comme le bruit qu'elles ont fait va s'af- l'aiblissant dans la mémoire des hommes. Le monde est semblable à un vaste puits où l'on jette des pierres de toutes les grosseurs, qui toutes vont se perdre au fond de l'abîme en faisant plus ou moins de bruit dans leur chute, et en laissant à la surface de l'eau des cercles qui s'agrandis- sent d'autant plus que la chute a été plus vio- lente et la pierre plus grosse, mais qui finissent tous par s'évanouir. 0 mon ami, aimons l'obscu- rité, cachons-nous dans un petit coin sous l'œil immense de Dieu; et que si sa volonté est que nous paraissions devant les hommes, du moins sachons apprécier cet éclat fugitif à sa juste va- leur, et ne comptons pour quelque chose que le bon exemple que nous donnerons et les pensées salutaires que notre souvenir pourra faire naître dans quelques âmes qui viendront après nous. Il esl beau d'apprendre de Bossuet à estimer la vie cachée et à laisser la gloire à Dieu seul, à qui elle appartient. J'ai aussi lu, ou plutôt j'ai entendu — 64 — lire le sermon que Fénelon prononça aux missions étrangères sur le texte : Surge, illuminare, etc. Ce n'est point là cette éloquence de Bossuet qui ravit l'âme à des hauteurs inconnues ; mais c'est une éloquence plus douce , plus suave et pleine de Fénelon. Je ne sais pourquoi, en entendant ce morceau, je regrettais quelquefois les élans sublimes de l'évêque de Meaux, et il me semble qu'il aurait volé de Paris aux Indes , au Japon , sans toucher la terre. Fénelon s'amuse quelque- fois en chemin, par exemple lorsqu'il inonde les déserts des eaux de la grâce. Je suis aussi par- faitement de votre avis pour Bourdaloue, du moins à l'égard de ce que j'en ai lu; c'est vrai- ment le prédicateur chrétien, et on ne peut al- lier avec plus debonheur l'éloquence et la logique, la noblesse du style avec ces détails que le soin des consciences exige de l'orateur. Je suis toujours content, mon cher ami, et je le serai encore bien davantage dans quinze jours; car j'attends ma mère pour cette époque, et, de plus, l'un de mes frères. Maman doit par- tir sur la fin du mois ; allez la voir, mon bon ami , vous lui ferez grand plaisir, et , si vous ne pouvez lui remettre un petit mot pour moi , du moins elle me donnera de vos nouvelles. Adieu, mon cher Théophile, songez à moi. Votre ami, H. LAGORDAIRE. XVII LES CATHOLIQUES DANS LE MONDE Issy, 24 avril 1825. Mon cher Théophile, comme je ne veux pas que vous me fassiez le reproche de vous gâter par mes lettres, je vous en adresse une si petite, qu'il sera impossible d'y trouver place pour les com- pliments , et que , sous tous les rapports , vous serez obligé de convenir que je ne vous gâte pas. Ah! je vous gâte! mais, dites-moi, ne pour- rais-je pas vous faire à plus juste titre ce re- proche, à vous qui me dites que moi seul je puis encore faire le bien, et qui avez grand soin de me laisser avec cette pensée? Mon cher ami , on peut faire le bien partout, dans tous les états, dans toutes les positions , et vous êtes plus à même que personne de le faire. Notre siècle a besoin d'âmes religieuses, d'âmes fortes qui sa- chent se placer au-dessus de l'intérêt d'un jour, I — 5 — 66 — résister à l'ascendant de tout ce qui corrompt rhomme, et protester par leur exemple contre les vices de la société. Ces âmes-là, et vous êtes du nombre, exercent toujours une influence sa- lutaire , qui croît à mesure que leur carrière s'agrandit, et que l'âge, la fortune, les talents, les circonstances , leur donnent plus d'empire sur leurs concitoyens. Le spectacle d'un homme juste est toujours un grand bien. Ah ! mon ami, que c'est une belle chose et une chose rare ! Je suis bien jeune encore , et je commence déjà à m'apercevoir combien il y a peu d'âmes vraiment généreuses. Quand je vais dans le monde , j'ap- prends souvent des choses qui me confondent, qui me flétrissent le cœur, qui me dégoûteraient de vivre si je ne jetais les yeux plus haut. On dit qu'on prend une plus mauvaise opinion des hommes à mesure qu'on avance en âge ; c'est là une bien triste expérience; il est dur de voir s'évanouir peu à peu toutes les illusions qui fai- saient le charme de la jeunesse. Heureusement, dit M. de Ghateaubriant, quand les mystères de la vie finissent , ceux de la mort commencent. Il y a quelques jours, nous avons perdu un de nos confrères jeune , riche, plein d'espérance et d'avenir; il nous a été enlevé en vingt- quatre heures. C'est le troisième de cette année. Ces événements terribles font beaucoup plus d'im- pression ici que dans le monde, parce qu'on se — 67 - voit de beaucoup plus près, qu'on vit en famille et qu'on réfléchit davantage dans la retraite. Adieu , mon cher Théophile , pardonnez-moi de ne pas vous écrire une plus longue lettre. A une autre fois. H. LACORDAIRE. XVIII LE DUC DE ROHAN, DEPUIS CARDINAL, JUGE PAR LACORDAIRE Issy, 23 juin 1825. Je viens, mon cher Théophile, vous consulter sur une chose qui vous fera plaisir. J'ai le projet d'aller passer les vacances à Dijon, et cette dé- termination est appuyée sur un grand nombre de motifs. Je verrai ma mère , qui depuis longtemps est seule, je la verrai à loisir; ce sera pour elle deux ou trois mois de gagnés sur l'avenir. Je retrouverai tous mes amis, vous, Lorain, La- dey, d'autres moins intimes, mais dont le sou- venir m'a toujours été cher; je les retrouverai réunis du moins pour quelques semaines, et je me promets un grand bonheur du commerce que j'au- rai avec tous. Ne devez -vous pas aussi me pré- senter à votre femme? et vous savez combien je serai enchanté de la connaître. Ensuite je serai à portée de voir la plupart de mes parents et de — 69 - dissiper les dernières préventions qui peuvent leur rester à mon égard. J'attache à cela de l'im- portance par amour pour eux et par respect pour la religion dont les ministres doivent être si purs, qu'il ne pèse pas même sur eux un soupçon in- juste. C'est Fan prochain , à pareille époque , que je dois contracter devant Dieu et devant les hommes un engagement solennel et irrévocable , et je désire avant ce temps me montrer un peu au monde qui me connaît, afin de m' accoutumer à lui, de s'accoutumer à moi, et de prouver que mes résolutions sont plus fortes que les petites séductions qu'on emploiera peut-être pour les faire changer. Outre cela , je suis bien aise de donner quelque temps le bon exemple là où j'en ai donné un autre, du moins par rapport à la re- ligion ; car Dieu m'a fait le bonheur de n'avoir à rougir aux yeux de personne de mœurs peu honorables. Vous savez que dans l'ancienne Eglise on demandait le suffrage du peuple pour élever les clercs à la dignité du sacerdoce , et c'est ce suffrage que je veux aller chercher. Enfin ma santé a besoin de respirer un peu l'air natal, non que je sois souffrant ou faible, mais je sens que j'ai besoin de me reposer pour l'année pro- chaine. Voilà, mon très cher ami, les motifs qui m'engagent à passer mes vacances à Dijon ; je viens de vous les exposer bien longuement et bien froidement, afin de n'en accroître et de n'en di- — 70 — minuer en rien la force. Voyez s'il m'est avanta- geux de venir; si mon changement d'état, si l'a- bandon que j'ai fait de mon diocèse naturel, si d'autres petites circonstances que vous pouvez connaître ne me promettent pas un accueil désa- gréable. Il faudra bien que j'aille présenter mes respects à mon ancien évêque , qui n'a point été content de mon excorporation. Enfin parlez-moi à cœur ouvert là-dessus; causez-en avecLorain, dont je demande aussi l'avis , et répondez-moi aussitôt si vous pouvez le faire sans vous gêner, parce que maman attend une réponse décisive. Je vous recommande le silence à l'égard de tous; Ladey est le seul qui le sache par une lettre qui lui arrive en même temps que la vôtre. Je vous remercie bien, mon cher Théophile, de votre dernière lettre; j'ai bien tardé à vous répondre, parce que j'attendais le moment favo- rable pour vous communiquer mon nouveau des- sein. J'avais vu Clerc1 avant de la recevoir, et je l'ai vu depuis une seconde fois : c'est un excel- lent jeune homme, et je l'ai embrassé avec le plus vif plaisir, avec une vraie amitié. Je vous dirai, mon cher Théophile, que j'ai fait une nouvelle connaissance : c'est celle de M. le duc de Rohan , à qui plusieurs personnes avaient parlé de moi. C'est un homme qui paraît 1 Ancien membre de la société d'Études de Dijon, mort président honoraire à la cour de Besançon. — 71 — âgé de trente à trente -cinq ans, dont la figure n'a rien de remarquable qu'une grande expres- sion de douceur; ses manières sont affables et plus distinguées que son air de tète; il parle avec grâce; sa piété est tendre et vive; toutes ses ha- bitudes expriment plus la délicatesse que la force. Il arrive de Rome; je l'ai vu au séminaire , où il est venu deux fois; il m'a fait présent d'un cha- pelet béni à Lorette, dans la fameuse chapelle, et béni par l'attouchement d'un plat où l'on dit qu'a mangé la sainte Vierge. Ne riez pas, vous autres mondains. Il m'a donné aussi l'image d'une madone , dont il avait apporté plusieurs exem- plaires de Rome. Adieu , mon cher ami ; grondez Lorain , qui ne m'a pas écrit depuis près de trois mois, et répon- dez-moi vite. Je vous embrasse avec toute l'a- mitié possible. H. LACORDAIRE. XIX LE ROMANTISME ET RACINE Issy, 14 juillet 1825. Je m'étais décidé deux jours avant d'avoir reçu votre lettre, mon cher Théophile, parce que le temps pressait. Cependant elle m'a fait toujours grand plaisir, parce qu'elle m'a pleinement con- firmé dans mes idées. J'ai été bien aise dem'être rencontré avec vous et de vous avoir deviné. Je vous remercie bien, mon ami, du désir que vous me témoignez de me revoir, et j'accepte avec empressement l'offre que vous me faites de venir à Bligny1 passer un jour ou deux. Cette offre m'est d'autant plus chère, qu'elle ne vient pas seulement de vous , et je ferais certainement plus de huit lieues pour m'y rendre. Voilà donc qui est arrangé; je serai le 20 à Dijon, comme 1 Où M. Foisset passait la belle saison. — 73 — je vous l'ai dit. Ne vous attendez pas à me voir maigre, pâle, défait, tout couvert de poussière théologique; je suis au contraire mieux portant que jamais. J'ai fait hier une marche forcée de- puis le matin jusqu'au soir, pour aller dire adieu à la capitale et à quelques bonnes âmes que j'y connais; j'ai vu Clerc, qui m'avait rendu visite quelques jours auparavant et que j'aime toujours de plus en plus. Nous voulons à toute force nous écrire, et c'est un projet arrêté. J'ai vu aussi M.Bailly, qui doit me donner une lettre pour la société d'Études. Je ne vous dis rien sur mes occupations, qui sont toujours les mêmes : Atqui, ergo; nous nous moquons du siècle, et le siècle se moque de nous. Ce pauvre siècle semble aller de mal en pis sous tous les rapports ; j'ai lu l'autre jour un discours de M. Audibert sur l 'influence de la religion sur les institutions sociales, qui a été couronné aux Bonnes Lettres. C'est une con- versation de Clovis et de saint Rémi, qui est vrai- ment la plus drôle du monde; ils se disputent à qui fera le plus de romantisme, et le bon arche- vêque a le dessus parce qu'il parle le plus long- temps. Vient ensuite la bataille de Tolbiac, le sacre, que sais-je? Au milieu de tout cela, il y a trois ou quatre idées qui surnagent et qui ont dû exciter des bravos dans la rue neuve des Augus- lins. En vérité, mon cher, nous devenons fous; aussi M. Delavigne disait-il l'autre jour à l'Aca- — 74 — demie: « Corneille et Racine sont vieux, et ce- pendant la manière la plus neuve, la plus sur- prenante, la plus inattendue serait encore de parler comme ces deux hommes-là. » Maintenant, quand je me rappelle deux ou trois vers de Ra- cine, les larmes me viennent aux yeux. 0 Racine! je m'arrête là , parce que des pensées sérieuses et tristes se présentent à mon esprit. Mon ami , heureux ceux qui ont trouvé le bon chemin et qui, au milieu de tant de causes d'er- reur et d'aveuglement, marchent à la véritable lumière qui éclaire tout homme venant encemonde! Je vais vous revoir, vous qui avez toujours connu cette lumière sainte ; nous mêlerons ensemble nos inquiétudes et nos consolations , et, pour ne pas désespérer de l'avenir, nous songerons à la bonté de Dieu. Je vous embrasserai dans six jours; tout à vous. H. LACORDAIRE. XX LACORDAIRE INVITÉ , MAIS EN VAIN , A SE RENDRE A LA CHE- NAYE. — IL LIT Le PttpO, DE M. DE MAISTRE, ET LE LIVRE DE LOCKE. Dijon, 18 septembre 1825. Mon cher ami, je ne suis pas encore allé à Fontaine \ et je ne suis pas encore mort. Ce n'est pas que je ne fusse enchanté de votre projet 2, qui méritait bien d'être envoyé à la Ghenaye. On vient de m'écrire de la Ghenaye; l'abbé Gerbet me propose d'aller y passer le reste de mes va- cances, m'assurant qu'on me procurera du lait d'ânesse qui joue maintenant un grand rôle dans mon existence.